Assemblée plénière - 28 janvier 2020 Adoption à l'unanimité
Depuis le 5 novembre 2019, la carte ADA (d'allocation pour demandeur d'asile) est devenue une carte de paiement sans possibilité de retrait d'argent liquide et d'achats en ligne. Deux mois après sa mise en place, la CNCDH a été alertée par ses associations membres sur les nombreux dysfonctionnements de la carte et l'impact de la réforme sur la couverture des besoins de base de ses bénéficiaires. La Commission s'inquiète de l'objectif réel de cette réforme qui, justifiée tour à tour par des raisons budgétaires et de contrôle de l'utilisation de l'allocation (1), se révèle particulièrement attentatoire aux droits des demandeurs d'asile. La nouvelle carte ADA s'inscrit dans la continuité d'une politique qui restreint les droits des demandeurs d'asile, en particulier leur accès aux conditions matérielles d'accueil et le maintien de celles-ci (2), qui a d'ailleurs été censurée par le Conseil d'Etat et la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) (3). Dans le même temps, cette politique est sous-budgétée, comme l'a constaté la Cour des comptes (4). Si les critiques exprimées par la CNCDH visent essentiellement le fond même de la réforme (5), elles portent également sur la méthode utilisée.
Sur la méthode d'abord, la transformation de la carte ADA a été annoncée en plein milieu de l'été, sans aucune concertation préalable. Cela a suscité des critiques convergentes de la part du secteur associatif qui, dans plusieurs courriers adressés à la Direction générale des étrangers en France (DGEF) et à l'Office français de l'immigration et de l'intégration (OFII), a immédiatement alerté sur les difficultés rencontrées. En réponse, la DGEF et l'OFII ont fait valoir qu'il s'agissait de mettre en œuvre une réforme qui, expérimentée en Guyane, y aurait fait ses preuves. Or, deux raisons conduisent la CNCDH à ne pas être convaincue par l'argument avancé : tout d'abord, les résultats de l'expérimentation outre-mer n'ayant donné lieu à aucune publication connue, il est audacieux de les interpréter de manière aussi positive ; ensuite les premières données statistiques de l'OFII publiées fin décembre n'identifient que peu d'anomalies, alors que sur le terrain les associations relèvent de nombreux dysfonctionnements et des difficultés récurrentes tant pour les demandeurs d'asile que pour leur propre travail quotidien.
Sur le fond ensuite, la CNCDH dénonce cette réforme qui ne fait qu'altérer les conditions de vie des demandeurs d'asile et porte atteinte à leur dignité. Elle rappelle que selon la "directive Accueil " du Parlement européen et du conseil, "les Etats membres font en sorte que les mesures relatives aux conditions matérielles d'accueil assurent aux demandeurs un niveau de vie adéquat qui garantisse leur subsistance et protège leur santé physique et mentale " (6). Aussi bien la jurisprudence du Conseil d'Etat que celle de la CJUE ou encore de la Cour européenne des droits de l'homme confirment que l'Etat doit garantir un niveau de vie digne au demandeur de protection internationale et, en conséquence, lui fournir un logement et des conditions matérielles convenables (7).
La CNCDH rappelle que la garantie du plein respect de la dignité implique que les demandeurs d'asile puissent disposer librement des ressources qui leur sont allouées (8). Or, en ne permettant pas le retrait d'espèces, la nouvelle carte ADA porte atteinte au besoin de liquidités de la vie quotidienne (9). Le mécanisme du cashback (10), imaginé pour pallier ce besoin, non seulement ne fonctionne pas mais encore produit un effet stigmatisant. Sans liquidités, les obstacles pratiques se multiplient : de nombreux achats dans des commerces de proximité sont rendus impossibles, par exemple, dans les boulangeries, dans les laveries automatiques, à la poste, dans certains transports etc. mais également dans certaines cantines scolaires. Cette incapacité favorisera l'émergence d'un marché parallèle, générateur de vulnérabilité et risque d'exploitation supplémentaire. De même, alors qu'un demandeur d'asile sur deux n'est pas hébergé dans le dispositif national d'accueil et doit se loger par ses propres moyens (hébergement citoyen, sous location informelle, etc.) et donc contraint de régler en espèces, la nouvelle carte ne leur permet pas de payer leur logement. A cet égard, il est inquiétant d'observer que les premières statistiques de l'OFII sur les postes de dépenses ne font pas apparaître celles relatives au loyer alors que pourtant il concernait en 2018 environ la moitié des demandeurs d'asile (11).
Ensuite, la nouvelle carte porte atteinte à l'accès aux réseaux solidaires et d'entraide dès lors que les marchés et boutiques solidaires ne sont généralement pas équipés de terminaux de paiement électronique (TPE) et que certains hébergements citoyens demandent une participation des intéressés, même symbolique. Par ailleurs, la nouvelle carte porte également atteinte à l'ensemble de la chaine de solidarité puisque les gestionnaires des centres d'hébergement risquent d'en subir les conséquences en étant sollicités pour échanger des liquidités et contraints de supporter l'effort budgétaire d'équipement en TPE. En somme, la nouvelle carte entraîne une précarisation de la situation des demandeurs d'asile, dont pour rappel la seule ressource est l'ADA, puisqu'ils n'ont, sauf rares exceptions, pas accès au marché du travail.
La mise en place de la nouvelle carte ADA soulève également de nombreux questionnements quant à la protection des données personnelles alors que l'OFII effectue un traçage des achats (types de dépenses, lieux, montants…) et des déplacements réalisés. La compatibilité d'une telle collecte avec le règlement général sur la protection des données (RGPD) est à interroger. C'est pourquoi la CNCDH va saisir la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL), qui n'a pas été consultée.
En qualité d'institution nationale de promotion et de protection des droits l'homme, la CNCDH appelle à la mise en place d'une politique qui veille à garantir le plein respect de la dignité et du droit d'asile des personnes en quête de protection internationale. La mise en œuvre d'une telle politique passe par le remplacement de la nouvelle carte ADA par une carte de retrait et de paiement, y compris en ligne. Le ministère de l'intérieur et l'OFII devraient consulter à nouveau les associations de terrain et les intéressés dans cette perspective. Cette consultation pourrait s'élargir à la réécriture des dispositions légales concernant les conditions matérielles d'accueil.
(1) La lutte contre les transferts d'argent vers le pays d'origine a par exemple été invoquée.
(2) Les associations de terrain constatent un nombre très important de personnes ne disposant pas ou plus de conditions matérielles d'accueil (CMA), des manquements répétés au principe du contradictoire en cas de décision de retrait ou de suspension par l'OFII et de grandes difficultés dans les recours contre ces décisions (motivation partielle, absence de notification des décisions, délais trop importants dans le rétablissement en cas de décision favorable, retrait total des CMA en cas de problèmes liés uniquement à l'hébergement, absence de réévaluation des situations des personnes "dublinées " à la suite d'une période de fuite).
(3) CE, 31 juillet 2019, n° 428530 et CJUE, 12 novembre 2019, affaire C-233/18. CJUE, 12 novembre 2019, affaire C-233-88, Zubair Haqbin c. Federal Agentschap voor de opvang van asiel zoekers.
(4) Cour des comptes, mission immigration, asile, intégration- note d'analyse de l'exécution budgétaire 2017. A l'heure actuelle, le montant mensuel de l'ADA est de 210€ pour une personne seule si elle dispose d'un hébergement et de 440 € si aucun hébergement ne lui a été proposé.
(5) Voir l'étude de la Cimade sur l'impact de cette nouvelle carte : https://www.lacimade.org/carte-ada-pourquoi-faire-simple-quand-on-peut-faire-complique/.
(6) Article 17 paragraphe 2 de la directive n° 2013/33 du 23 juin 2013, dite directive Accueil.
(7) CEDH (GC), 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n° 30696/09 ; CJUE, 21 décembre 2011, affaires C- 411/10 et C- 493/10 ; CE 23 dec. 2016 n° 394819 et CE 7janv.2018 n° 410280.
(8) Voir CE 8 février 2017 n° 399584 : "la démonétisation partielle du revenu de solidarité active (…) prive les bénéficiaires de la libre disposition de la ressource qui leur est ainsi allouée ".
(9) A noter que le HCR a émis des recommandations en faveur d'allocations en espèces : https://www.unhcr.org/fr-fr/news/stories/2018/8/5b8563daa/laide-especes-donne-refugies-pouvoir-choisir-depenses.html.
(10) Système permettant de retirer chez un commerçant des espèces dans le cadre d'une opération de paiement.
(11) CNCDH, Avis sur l'instruction ministérielle relative à la coopération entre les SIAO et l'Office français de l'immigration et de l'intégration (OFII), adopté le 24 septembre 2019, JORF n° 0237 du 11 octobre 2019, texte n° 77.