(M. PHILIPPE N. ET AUTRE)
Le Conseil constitutionnel a été saisi le 5 mai 2025 par le Conseil d'Etat (décision n° 501326 du même jour), dans les conditions prévues à l'article 61-1 de la Constitution, d'une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée pour MM. Philippe N. et Arnaud B. par Me Didier Girard, avocat au barreau de Paris. Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2025-1148 QPC. Elle est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit des articles L. 131-16 et L. 131-17 du code des juridictions financières, dans leur rédaction issue de l'ordonnance n° 2022-408 du 23 mars 2022 relative au régime de responsabilité financière des gestionnaires publics.
Au vu des textes suivants :
- la Constitution ;
- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
- le code des juridictions financières ;
- l'ordonnance n° 2022-408 du 23 mars 2022 relative au régime de responsabilité financière des gestionnaires publics, ratifiée par l'article 54 de la loi n° 2023-1059 du 20 novembre 2023 d'orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027 ;
- le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;
Au vu des pièces suivantes :
- les observations en intervention présentées pour Mme Véronique D. par Me Alain Tanton, avocat au barreau de Bourges, enregistrées le 23 mai 2025 ;
- les observations présentées pour les requérants par Me Girard, enregistrées le 26 mai 2025 ;
- les observations présentées par le Premier ministre, enregistrées le même jour ;
- les secondes observations présentées pour les requérants par Me Girard, enregistrées le 10 juin 2025 ;
- les autres pièces produites et jointes au dossier ;
M. François Pillet ayant estimé devoir s'abstenir de siéger ;
Après avoir entendu Me Girard, pour les requérants, Me Tanton, pour la partie intervenante, et M. Benoît Camguilhem, désigné par le Premier ministre, à l'audience publique du 10 juillet 2025 ;
Et après avoir entendu le rapporteur ;
Le Conseil constitutionnel s'est fondé sur ce qui suit :
1. L'article L. 131-16 du code des juridictions financières, dans sa rédaction issue de l'ordonnance du 23 mars 2022 mentionnée ci-dessus, prévoit :
« La juridiction peut prononcer à l'encontre du justiciable dont elle a retenu la responsabilité dans la commission des infractions prévues aux articles L. 131-9 à L. 131-14 une amende d'un montant maximal égal à six mois de rémunération annuelle de la personne faisant l'objet de la sanction à la date de l'infraction.
« Toutefois, la commission de l'une des infractions prévues à l'article L. 131-13 ne peut conduire à prononcer une amende d'un montant supérieur à un mois de rémunération annuelle de la personne faisant l'objet de la sanction à la date de l'infraction.
« Les amendes sont proportionnées à la gravité des faits reprochés, à l'éventuelle réitération de pratiques prohibées et le cas échéant à l'importance du préjudice causé à l'organisme. Elles sont déterminées individuellement pour chaque personne sanctionnée ».
2. L'article L. 131-17 du même code, dans cette rédaction, prévoit :
« Lorsque les personnes mentionnées aux articles L. 131-1 à L. 131-4 ne perçoivent pas une rémunération ayant le caractère d'un traitement ou d'un salaire, le montant de l'amende ne peut excéder la moitié de la rémunération annuelle correspondant à l'échelon le plus élevé afférent à l'emploi de directeur d'administration centrale ».
3. Les requérants, rejoints par la partie intervenante, reprochent à ces dispositions de prévoir, pour une même infraction aux règles de la responsabilité financière des gestionnaires publics, des plafonds d'amende distincts selon la nature de la rémunération et l'activité principale des justiciables mis en cause. Ce faisant, elles institueraient une différence de traitement injustifiée, en méconnaissance du principe d'égalité devant la loi.
4. Les requérants reprochent en outre à ces dispositions de méconnaître le principe de légalité des délits et des peines et le principe de « sécurité juridique » au motif, d'une part, que le quantum de l'amende est défini par rapport à une référence obsolète et, d'autre part, que l'adoption de ces dispositions par ordonnance ne permettrait pas d'en déterminer la portée exacte. La partie intervenante fait par ailleurs valoir que, faute de définir le plafond de l'amende encourue par référence à la nature de l'infraction, ces dispositions méconnaîtraient ce même principe.
5. Les requérants font également valoir qu'en retenant, pour les justiciables qui ne perçoivent pas de rémunération ayant le caractère d'un traitement ou d'un salaire, un plafond de sanction dénué de lien avec leurs responsabilités professionnelles ou leurs facultés contributives, les dispositions de l'article L. 131-17 du code des juridictions financières méconnaîtraient le principe de proportionnalité des peines.
6. Les requérants soutiennent enfin qu'en réservant le bénéfice de l'exemption prévue par l'article L. 131-2 du code des juridictions financières à certains élus, sans prévoir une telle exemption pour les présidents élus de chambres d'agriculture, les dispositions renvoyées méconnaîtraient l'article 15 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.
7. Par conséquent, la question prioritaire de constitutionnalité porte sur l'article L. 131-17 du code des juridictions financières.
- Sur le fond :
8. Aux termes de l'article 6 de la Déclaration de 1789, la loi « doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse ». Le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général, pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit.
9. En application de l'article L. 131-16 du code des juridictions financières, les personnes justiciables de la Cour des comptes ayant commis l'une des infractions prévues aux articles L. 131-9 à L. 131-14 du même code peuvent être sanctionnées par une amende pécuniaire, dont le montant maximal ne peut être supérieur à six mois de rémunération annuelle de la personne qui en fait l'objet, ou à un mois, s'il s'agit d'une infraction prévue à l'article L. 131-13 de ce code.
10. Par dérogation, les dispositions contestées de l'article L. 131-17 prévoient que, lorsque les justiciables ne perçoivent pas une rémunération ayant le caractère d'un traitement ou d'un salaire, le plafond de l'amende encourue ne peut excéder la moitié de la rémunération annuelle correspondant à l'échelon le plus élevé afférent à l'emploi de directeur d'administration centrale.
11. Il en résulte que, pour une même infraction, le plafond de la sanction encourue est soit proportionnel à la rémunération perçue par le justiciable, soit fixe. Dès lors, ces dispositions instaurent une différence de traitement entre les justiciables, selon qu'ils perçoivent ou non une rémunération ayant le caractère d'un traitement ou d'un salaire.
12. En adoptant les dispositions contestées, le législateur a entendu assurer l'effectivité de la répression des infractions aux règles de responsabilité financière, lorsqu'elles sont commises par des personnes ne percevant pas une rémunération ayant le caractère d'un traitement ou d'un salaire.
13. Toutefois, un tel motif n'est pas de nature à justifier que ces personnes, poursuivies pour des infractions identiques à celles des autres justiciables, soient soumises, à la différence de ces derniers, à un plafond d'amende fixe et dépourvu de tout lien avec leurs capacités financières.
14. Dès lors, la différence de traitement instituée par les dispositions contestées est sans rapport avec l'objet de la loi.
15. Par conséquent, ces dispositions méconnaissent le principe d'égalité devant la loi.
16. Sans qu'il soit besoin d'examiner les autres griefs, elles doivent donc être déclarées contraires à la Constitution.
- Sur les effets de la déclaration d'inconstitutionnalité :
17. Selon le deuxième alinéa de l'article 62 de la Constitution : « Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l'article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d'une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d'être remis en cause ». En principe, la déclaration d'inconstitutionnalité doit bénéficier à l'auteur de la question prioritaire de constitutionnalité et la disposition déclarée contraire à la Constitution ne peut être appliquée dans les instances en cours à la date de la publication de la décision du Conseil constitutionnel. Cependant, les dispositions de l'article 62 de la Constitution réservent à ce dernier le pouvoir tant de fixer la date de l'abrogation et de reporter dans le temps ses effets que de prévoir la remise en cause des effets que la disposition a produits avant l'intervention de cette déclaration. Ces mêmes dispositions réservent également au Conseil constitutionnel le pouvoir de s'opposer à l'engagement de la responsabilité de l'Etat du fait des dispositions déclarées inconstitutionnelles ou d'en déterminer les conditions ou limites particulières.
18. En l'espèce, aucun motif ne justifie de reporter les effets de la déclaration d'inconstitutionnalité. Celle-ci intervient donc à compter de la date de publication de la présente décision. Elle est applicable à toutes les affaires non jugées définitivement à cette date.
Le Conseil constitutionnel décide :