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Article AUTONOME (Décision n° 2023-1080 QPC du 6 mars 2024)

Article AUTONOME (Décision n° 2023-1080 QPC du 6 mars 2024)


(SOCIÉTÉ DE LA FONTAINE)


Le Conseil constitutionnel a été saisi le 6 décembre 2023 par la Cour de cassation (chambre criminelle, arrêt n° 1566 du 29 novembre 2023), dans les conditions prévues à l'article 61-1 de la Constitution, d'une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée pour la société de la Fontaine par la SCP Célice, Texidor, Périer, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation. Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2023-1080 QPC. Elle est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit du deuxième alinéa de l'article 710 du code de procédure pénale, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2021-1729 du 22 décembre 2021 pour la confiance dans l'institution judiciaire.
Au vu des textes suivants :


- la Constitution ;
- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
- le code pénal ;
- le code de procédure pénale ;
- la loi n° 2021-1729 du 22 décembre 2021 pour la confiance dans l'institution judiciaire ;
- le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;


Au vu des pièces suivantes :


- les observations présentées par la Première ministre, enregistrées le 27 décembre 2023 ;
- les secondes observations présentées pour la société requérante par Me Matthieu Hy, avocat au barreau de Paris, enregistrées le 10 janvier 2024 ;
- les autres pièces produites et jointes au dossier ;


Après avoir entendu M. Arthur Saldjian, élève-avocat auprès de Me Hy, et ce dernier pour la société requérante, et M. Benoît Camguilhem, désigné par le Premier ministre, à l'audience publique du 27 février 2024 ;
Et après avoir entendu le rapporteur ;
Le Conseil constitutionnel s'est fondé sur ce qui suit :
1. Le deuxième alinéa de l'article 710 du code de procédure pénale, dans sa rédaction résultant de la loi du 22 décembre 2021 mentionnée ci-dessus, prévoit :
« En matière criminelle, la chambre de l'instruction connaît des rectifications et des incidents d'exécution auxquels peuvent donner lieu les arrêts de la cour d'assises ».
2. La société requérante fait valoir que ces dispositions, telles qu'interprétées par la Cour de cassation, méconnaîtraient le principe d'égalité à un double titre.
3. D'une part, elles ne permettraient pas au tiers propriétaire d'un bien confisqué, dont le titre n'est pas connu et qui n'a pas réclamé cette qualité au cours de la procédure, d'interjeter appel de la décision statuant sur sa requête en incident contentieux sur l'exécution de cette peine lorsque celle-ci a été prononcée par une cour d'assises, alors que cette faculté lui est ouverte lorsque cette peine a été prononcée par un tribunal correctionnel.
4. D'autre part, elles traiteraient différemment ce tiers propriétaire de celui qui a été identifié au cours de la procédure, dès lors que ce dernier peut, en application de l'article 131-21 du code pénal, interjeter appel de la décision de confiscation de son bien prononcée par une juridiction criminelle de première instance.
5. Pour les mêmes motifs, elles méconnaîtraient en outre le droit à un recours juridictionnel effectif.


- Sur le fond :


6. Aux termes de l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, la loi « doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse ». Son article 16 dispose : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution ». Si le législateur peut prévoir des règles de procédure différentes selon les faits, les situations et les personnes auxquelles elles s'appliquent, c'est à la condition que ces différences ne procèdent pas de distinctions injustifiées et que soient assurées aux justiciables des garanties égales.
7. Selon l'article 131-21 du code pénal, la peine complémentaire de confiscation peut notamment porter sur des biens dont le condamné a seulement la libre disposition, sous réserve des droits du propriétaire de bonne foi.
8. Il résulte de l'article 710 du code de procédure pénale, tel qu'interprété par la jurisprudence constante de la Cour de cassation, que, lorsque le tiers propriétaire n'a pas été identifié et n'a pas réclamé cette qualité au cours de la procédure, il peut, postérieurement au prononcé de la peine de confiscation, saisir la juridiction de jugement qui l'a prononcée d'un incident contentieux relatif à son exécution afin de solliciter la restitution du bien.
9. Dans le cas où la peine a été prononcée par une cour d'assises, les dispositions contestées de cet article prévoient que la chambre de l'instruction est compétente pour connaître de cet incident contentieux.
10. Les arrêts de la chambre de l'instruction étant rendus en dernier ressort en application de l'article 567 du code de procédure pénale, il résulte des dispositions contestées que, lorsque la peine de confiscation a été prononcée par une cour d'assises, le tiers propriétaire dont le titre n'est pas connu et qui n'a pas réclamé cette qualité au cours de la procédure porte sa requête en incident contentieux devant une juridiction dont la décision est insusceptible d'appel. En revanche, lorsque cette peine a été prononcée par le tribunal correctionnel, il porte sa requête devant une juridiction dont la décision est susceptible d'appel.
11. Or, une telle distinction, qui n'est au demeurant pas justifiée par la nature criminelle ou correctionnelle de la peine, est sans lien avec l'objet des dispositions contestées, qui est de permettre à ce tiers propriétaire de solliciter, par la voie de l'incident contentieux, la restitution du bien confisqué.
12. Dès lors, les dispositions contestées procèdent à une distinction injustifiée entre les tiers propriétaires qui soulèvent un incident contentieux relatif à l'exécution d'une peine de confiscation. Elles méconnaissent donc le principe d'égalité devant la justice.
13. Par conséquent, sans qu'il soit besoin d'examiner l'autre grief, elles doivent être déclarées contraires à la Constitution.


- Sur les effets de la déclaration d'inconstitutionnalité :


14. Selon le deuxième alinéa de l'article 62 de la Constitution : « Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l'article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d'une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d'être remis en cause ». En principe, la déclaration d'inconstitutionnalité doit bénéficier à l'auteur de la question prioritaire de constitutionnalité et la disposition déclarée contraire à la Constitution ne peut être appliquée dans les instances en cours à la date de la publication de la décision du Conseil constitutionnel. Cependant, les dispositions de l'article 62 de la Constitution réservent à ce dernier le pouvoir tant de fixer la date de l'abrogation et de reporter dans le temps ses effets que de prévoir la remise en cause des effets que la disposition a produits avant l'intervention de cette déclaration. Ces mêmes dispositions réservent également au Conseil constitutionnel le pouvoir de s'opposer à l'engagement de la responsabilité de l'État du fait des dispositions déclarées inconstitutionnelles ou d'en déterminer les conditions ou limites particulières.
15. En l'espèce, d'une part, l'abrogation immédiate des dispositions déclarées inconstitutionnelles aurait notamment pour effet de donner compétence à la cour d'assises pour connaître des incidents d'exécution auxquels ont pu donner lieu ses arrêts, alors qu'elle n'est pas une juridiction permanente. Elle entraînerait ainsi des conséquences manifestement excessives. Par suite, il y a lieu de reporter au 1er mars 2025 la date de l'abrogation des dispositions déclarées inconstitutionnelles.
16. D'autre part, les mesures prises avant cette date en application de ces dispositions ne peuvent être contestées sur le fondement de cette inconstitutionnalité.
Le Conseil constitutionnel décide :