Après en avoir délibéré le 22 juin 2023,
1. Contexte de la saisine
L'article L. 36-5 du code des postes et des communications électroniques (ci-après « CPCE ») prévoit que l'ARCEP est consultée sur les projets de loi, de décret ou de règlement relatifs au secteur des communications électroniques, et participe à leur mise en œuvre.
Par courrier en date du 31 mai 2023, enregistré à l'Autorité le 2 juin 2023, le directeur général des entreprises a sollicité l'avis de l'ARCEP sur un projet de décret relatif aux exigences en matière d'accessibilité applicables aux produits et services. Cette saisine comporte également un projet d'arrêté, pris en application du projet de décret et qui complète le dispositif envisagé. Le présent avis de l'Autorité tient compte de l'ensemble de ces projets.
L'analyse de l'ARCEP sur les dispositions qui lui ont été soumises se concentre exclusivement sur ce qui pourrait avoir un impact, d'une part, sur le bon fonctionnement des réseaux et des services de communications électroniques et sur les acteurs qu'elle régule et, d'autre part, sur la sécurité juridique dont doivent bénéficier les opérateurs dans la mise en œuvre des dispositifs envisagés.
2. Rappel des principales dispositions européennes et nationales en matière d'accessibilité des services de communications électroniques
2.1. Cadre actuellement en vigueur : l'article 105 de la loi pour une République numérique
La loi française prévoit déjà un cadre relatif à l'accessibilité des services téléphoniques.
En effet, l'article 105 de la loi n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique (ci-après « LRN »), qui a renforcé les obligations en la matière en faveur des personnes sourdes, malentendantes, sourdaveugles et aphasiques, s'applique aux opérateurs de communications électroniques, à certaines entreprises (1) et aux services publics.
Cet article a notamment élargi le périmètre des obligations faites aux opérateurs de communications électroniques inscrites au I de l'article L. 33-1 du CPCE, en introduisant un p) qui leur impose de proposer l'« accès des utilisateurs finals sourds, malentendants, sourdaveugles et aphasiques à une offre de services de communications électroniques incluant, pour les appels passés et reçus, la fourniture d'un service de traduction simultanée écrite et visuelle […] ». Cette offre, dont les niveaux de qualité sont définis par l'ARCEP (2), assure, « en mode simultané et à la demande de l'utilisateur, l'interprétariat entre le français et la langue des signes française, la transcription écrite et le codage en langage parlé complété ».
Il prévoit également que la mise en œuvre de cette obligation « s'appuie notamment sur la création d'un groupement interprofessionnel comportant notamment des opérateurs de communications électroniques, dont l'objet est d'assurer l'organisation, le fonctionnement et la gestion de services d'accessibilité téléphonique grâce à une mutualisation des coûts, selon des modalités définies par le décret […] et sous le contrôle de [l'ARCEP] ». Les dispositions de cet article, applicables à l'ensemble des acteurs concernés, sont entrées en vigueur depuis le 7 octobre 2018, à l'exception de certains services publics (3).
2.2. La directive Accessibilité
La directive (UE) 2019/882 du Parlement européen et du Conseil du 17 avril 2019 relative aux exigences en matière d'accessibilité applicables aux produits et services (« directive Accessibilité ») prévoit, quant à elle, que certains produits et services, limitativement énumérés, doivent satisfaire à des exigences permettant un niveau adéquat d'accessibilité tout en contribuant au bon fonctionnement du marché intérieur.
C'est dans ce contexte que l'article 16 de la loi n° 2023-171 du 9 mars 2023 portant diverses dispositions d'adaptation au droit de l'Union européenne dans les domaines de l'économie, de la santé, du travail, des transports et de l'agriculture (« loi DDADUE ») a introduit les dispositions législatives de transposition de cette directive :
- il crée un nouvel article L. 412-13 du code de la consommation, qui prévoit notamment que les « opérateurs économiques mettent sur le marché des produits et fournissent des services conformes aux exigences d'accessibilité prévues par arrêté conjoint des ministres chargés de l'économie et des personnes handicapées » et renvoie à l'adoption d'un décret pour fixer la « liste des produits et des services soumis au respect de ces exigences et détermine les cas dans lesquels ces produits et ces services sont présumés conformes à ces exigences » et déterminer « les obligations applicables aux opérateurs économiques qui mettent sur le marché des produits et fournissent des services soumis à ces exigences » ;
- il précise que les entreprises employant moins de dix personnes qui fournissent des services et dont le chiffre d'affaires annuel n'excède pas deux millions d'euros ou dont le total du bilan n'excède pas deux millions d'euros sont dispensées de ces exigences d'accessibilité et de toutes les obligations qui y sont liées ;
- il dispose que les exigences d'accessibilité des produits et des services s'appliquent uniquement dans la mesure où la mise en conformité n'exige pas une modification significative du produit ou du service entraînant une modification fondamentale de la nature de celui-ci, et n'impose pas une charge disproportionnée aux opérateurs économiques concernés. A cet effet, les opérateurs économiques effectuent une évaluation, dans des conditions définies par décret ;
- il insère un article L. 511-25-1 à ce même code, qui dispose que, « outre les agents de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes », les agents de l'ARCEP disposent de compétences propres pour rechercher et constater les infractions à la mise en conformité ;
- il modifie le p du I de l'article L. 33-1 du CPCE pour prévoir que l'offre d'accès qui doit être faite aux utilisateurs finals sourds, malendants, sourdaveugles et aphasiques à des services de traduction simultanée par les opérateurs de communications électroniques (cf. partie 2.1) doit être également conforme à cet article L. 412-13 du code de la consommation.
3. Présentation des projets de décret et d'arrêté
Le projet de décret a pour objet de définir le champ d'application des produits et services concernés, les obligations des acteurs économiques, les règles de conformité et de marquage CE applicables, ainsi que les sanctions applicables pour non-respect des exigences fixées.
En particulier, son article 2 prévoit notamment que les dispositions du décret sont applicables à l'ensemble des services de communications électroniques, à l'exception des services de transmission utilisés pour la fourniture de services de machine à machine.
Son article 9 prévoit les obligations auxquelles les « prestataires de services » (catégorie à laquelle appartiennent les opérateurs de communications électroniques) sont soumis. En particulier, ils veillent à concevoir et fournir des services conformément aux exigences d'accessibilité définies par arrêté, établissent « les informations nécessaires conformément à l'annexe IV du présent décret et expliquent comment les services satisfont aux exigences applicables en matière d'accessibilité ». Les informations sont mises à la disposition du public sous forme écrite et orale, y compris d'une façon qui est accessible aux personnes handicapées. Les prestataires de services doivent également s'assurer que des procédures sont en place afin que la fourniture des services reste conforme aux exigences applicables en matière d'accessibilité. Aussi, « en cas de non-conformité du service », les prestataires de services doivent en informer « immédiatement les autorités de contrôle et de surveillance du marché des Etats membres » dans lesquels ils fournissent le service, en fournissant des précisions, notamment, sur la non-conformité et sur toute mesure corrective prise. Par ailleurs, « sur demande des autorités de contrôle et de surveillance du marché », les prestataires de services « communiquent toutes les informations nécessaires pour démontrer la conformité du service avec les exigences applicables ».
Son article 12 prévoit notamment que les opérateurs économiques effectuent une évaluation afin de déterminer si la mise en conformité d'un service aux exigences en matière d'accessibilité entraîne une modification fondamentale de la nature de celui-ci ou leur impose une charge disproportionnée, sur la base des critères pertinents énoncés à l'annexe III du projet de décret ; les « résultats pertinents » sont conservés pendant cinq ans à compter de la date de « dernière fourniture d'un service ». Les opérateurs économiques qui invoquent la modification significative du service ou la charge disproportionnée en informent « les autorités de contrôle et de surveillance du marché ». En outre, les opérateurs économiques fournissent une copie de l'évaluation à la demande des autorités de contrôle. Les prestataires de services qui invoquent la charge disproportionnée renouvellent leur évaluation lorsque que le service proposé est modifié, à la demande des agents chargés du contrôle et, à tout le moins, tous les cinq ans.
Enfn, son article 15 prévoit notamment une modification des articles D. 98-8-1 et D. 98-8-3 du CPCE, qui décrivent les services d'urgence disposant de modalités accessibles au 114, s'agissant du type de publics accueilli (utilisateurs « sourds, malentendants, sourdaveugles ou aphasiques ») ou du type de canaux de communication (« communication simultanée de toute information écrite, sonore ou visuelle en temps réel », conversation totale « lorsque la vidéo est proposée en plus de la communication vocale », communication adaptée à l'aphasie).
Le projet d'arrêté transpose l'annexe I de la directive Accessibilité, en précisant les exigences générales et spécifiques qui s'imposent aux fournisseurs de produits et prestataires de services.
En particulier, l'article 9 du projet d'arrêté prévoit notamment l'obligation faite aux services de communications électroniques de :
- fournir des fonctions de texte en temps réel (TTR), en plus de la communication vocale (4), et de conversation totale (CT), « lorsque de la vidéo est proposée » en plus de la communication vocale (5), pour l'ensemble des communications interpersonnelles ;
- veiller à ce que l'utilisation du TTR et de la CT soit synchronisée, respectivement avec la voix et la vidéo, lors de communications d'urgence transmises par ces services au centre de réception des communications d'urgence (PSAP) le plus approprié ;
- permettre la prise en charge d'une communication adaptée à l'aphasie, conformément à un cadre de référence défini par arrêté.
L'article 10 du projet d'arrêté prévoit notamment l'obligation de prise en charge par les PSAP, « de la façon la mieux adaptée à l'organisation nationale des services d'urgence », des communications d'urgence adressées au 112 par des utilisateurs handicapés « en utilisant les mêmes moyens de communications que ceux réceptionnés », c'est-à-dire en faisant en sorte que les communications d'urgence adressées par les opérateurs en TTR ou en CT soient bien prises en charge également par ces mêmes modalités par le PSAP qui traite la communication (6). Il prévoit également la prise en charge par les PSAP d'une communication adaptée à l'aphasie, conformément à un cadre de référence défini par arrêté, de manière symétrique aux obligations des opérateurs mentionnées supra.
4. Observations de l'ARCEP
A titre liminaire, l'Autorité ne peut que se féliciter de l'effort collectif en faveur d'une meilleure accessibilité des services de communications électroniques, tout en garantissant un processus de mise en conformité efficace pour ce qui concerne les opérateurs de communications électroniques, aussi bien du point de vue des possibilités d'exemption (modification majeure du service, coût disproportionné) que du processus d'exemption (contrôle ex post d'une invocation à cette exemption).
Elle souligne toutefois qu'il existe aujourd'hui un cadre juridique déjà applicable issu de l'article 105 de la loi pour une République numérique, qui impose aux opérateurs de communications électroniques, aux grandes entreprises et aux services publics la mise en place de services de traduction accessibles aux utilisateurs sourds, malentendants, sourdaveugles et aphasiques. L'ARCEP constate que tous les acteurs obligés, en particulier les grandes entreprises et les services publics, ne semblent pas s'être tous mis en conformité à ces dispositions, entrées en vigueur depuis presque cinq ans pour la plupart d'entre elles.
Ainsi, l'ARCEP souligne que la directive impose aux services de communications électroniques de nouvelles exigences, tandis qu'une partie des autres acteurs qui entrent dans le champ de l'article 105 de la LRN ne respectent pas encore les obligations d'accessibilité. L'ARCEP estime que le Gouvernement devra s'assurer que l'ensemble des acteurs obligés respecte le cadre déjà applicable.
4.1. Sur les obligations pesant sur les services de communications électroniques
Comme indiqué précédemment, les obligations pesant sur les opérateurs de communicaions électroniques sont définies, d'une part par l'article 105 de la LRN et, d'autre part par l'article L. 412-13 du code de la consommation, qui transpose les dispositions de la directive Accessibilité. Ces dispositions définissent deux corpus de règles distincts.
Le premier définit une obligation, figurant au p) du I de l'article L. 33-1 du CPCE, pour les fournisseurs de services de communications électroniques fondés sur la numérotation de mettre en place un accès spécifique aux sourds, malentendants, sourdaveugles, aphasiques à des services de traduction (7). Le deuxième vient imposer pour l'ensemble des services de communications électroniques des modalités de communication, notamment le texte en temps réel en plus de la voix et la conversation totale lors d'appels vidéos, et ce, y compris pour des communications d'urgence, ainsi que des modalités adaptées aux utilisateurs aphasiques.
Dans la pratique, dans la mesure où le p) du I de l'article L. 33-1 du CPCE prévoit que l'offre prévue au titre de la LRN « répond également, pour les appels passés et reçus, aux exigences d'accessibilité prévues à l'article L. 412-13 du code de la consommation », les opérateurs concernés, c'est-à-dire ceux qui fournissent au public des services de communications électroniques fondés sur la numérotation, devront mettre en conformité les modalités d'accès déjà en vigueur avec l'article L. 412-13 du code de la consommation, éventuellement en faisant évoluer la solution technique grâce à laquelle ils satisfont aux obligations de la LRN. En particulier, le « texte en temps réel » dont la définition est prévue par la directive Accessibilité (8) n'étant pas équivalente à la « transcription écrite », telle que mentionnée au IV de l'article 105 de la LRN (9), il conviendra que les opérateurs intègrent spécifiquement ces nouveaux modes de communication.
Pour les autres services de communications électroniques, c'est-à-dire l'ensemble des autres communications interpersonnelles (10), les obligations de l'article 105 de la LRN ne s'applique pas, seul l'article L. 412-13 du code de la consommation transposant la directive Accesibilité est applicable (y compris pour les communications d'urgence).
A cet égard, l'ARCEP accueille favorablement le fait que les fournisseurs de services de communications électroniques non fondés sur la numérotation soient bien soumis aux exigences de la directive Accessibilité. Elle souligne toutefois que ceux-ci ne sont pas tenus de mettre en œuvre les offres de traduction définis dans la loi pour une République numérique, alors que l'adoption de leurs services par les utilisateurs finals est désormais très importante et elle s'interroge sur cette différence de situation, insatisfaisante en matière d'accessibilité et aussi d'un point de vue concurrentiel.
4.2. Sur les compétences de contrôle des obligations et des éventuelles sanctions
Comme indiqué précédemment, les seules obligations relevant de l'article L. 412-13 du code de la consommation qui soient reprises au sein du CPCE sont celles applicables à l'offre de traduction mise en place, au titre de l'article 105 de la LRN, par les opérateurs qui fournissent au public des services de communications électroniques fondés sur la numérotation. Cette situation signifie que seule la mise en conformité de ces services fondés sur la numérotation est contrôlable par la formation compétente de l'ARCEP.
L'ARCEP ne sera donc pas en mesure de s'assurer de la conformité des autres services de communications électroniques décrits supra. En particulier, l'article L. 511-25-1 du code de la consommation qui dispose que les agents de l'ARCEP sont habilités à « rechercher et à constater les infractions » à cette mise en conformité, ne confère pas compétence à la formation de règlement des différends, de poursuite et d'instruction de l'Autorité pour connaître de ces autres services de communications électroniques.
Dans la mesure où l'ARCEP dispose déjà de pouvoirs de contrôle des obligations relevant du CPCE qui s'appliquent à l'ensemble des fournisseurs de services de communications électroniques, notamment ceux non fondés sur la numérotation, elle considère qu'il serait plus cohérent que son champ de compétence pour le contrôle des obligations issues de la transposition de la directive Accessibilité soit étendu à l'ensemble des services de communications électroniques.
Enfin, l'article 12 du projet de décret prévoit que les « autorités de contrôle et de surveillance du marché de l'Etat membre » sont notamment informées par les opérateurs économiques lorsqu'ils invoquent l'exemption de mise en conformité. Les dites Autorités sont chargées de contrôler ces exemptions par la suite. Il paraît nécessaire de préciser ces « autorités de contrôle et de surveillance du marché », en particulier pour ce qui concerne les services de communications électroniques, afin de renforcer la sécurité juridique du dispositif et d'en faciliter la mise en œuvre.
Le présent avis sera transmis au directeur général des entreprises et sera publié au Journal officiel de la République française.