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Article AUTONOME (Décision n° 2023-1064 QPC du 6 octobre 2023)

Article AUTONOME (Décision n° 2023-1064 QPC du 6 octobre 2023)


(ASSOCIATION DES AVOCATS PÉNALISTES)


Le Conseil constitutionnel a été saisi le 18 juillet 2023 par le Conseil d'Etat (décision n° 461605 du 13 juillet 2023), dans les conditions prévues à l'article 61-1 de la Constitution, d'une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée pour l'association des avocats pénalistes par la SCP Spinosi, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation. Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2023-1064 QPC. Elle est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l'article 62-3 du code de procédure pénale, dans sa rédaction issue de la loi n° 2011-392 du 14 avril 2011 relative à la garde à vue, ainsi que des articles 63, 63-5, 154 et 706-88 du même code.
Au vu des textes suivants :


- la Constitution ;
- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
- le code de procédure pénale ;
- la loi n° 2011-392 du 14 avril 2011 relative à la garde à vue ;
- la loi n° 2016-731 du 3 juin 2016 renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l'efficacité et les garanties de la procédure pénale ;
- la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice ;
- le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;


Au vu des pièces suivantes :


- les observations présentées pour l'association requérante par la SCP Spinosi, enregistrées le 2 août 2023 ;
- les observations présentées par la Première ministre, enregistrées le même jour ;
- les observations en intervention présentées pour le Conseil national des barreaux par la SCP Piwnica et Molinié, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, enregistrées le même jour ;
- les observations en intervention présentées pour le syndicat des avocats de France par la SCP Anne Sevaux et Paul Mathonnet, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, enregistrées le même jour ;
- les secondes observations présentées pour l'association requérante par la SCP Spinosi, enregistrées le 16 août 2023 ;
- les secondes observations en intervention présentées pour le Conseil national des barreaux par la SCP Piwnica et Molinié, enregistrées le même jour ;
- les autres pièces produites et jointes au dossier ;


Après avoir entendu Me Patrice Spinosi, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, pour l'association requérante, Me Emmanuel Piwnica, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, pour le Conseil national des barreaux, Me Paul Mathonnet, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, pour le syndicat des avocats de France, et M. Benoît Camguilhem, désigné par la Première ministre, à l'audience publique du 26 septembre 2023 ;
Au vu des pièces suivantes :


- la note en délibéré présentée par la Première ministre, enregistrée le 29 septembre 2023 ;
- la note en délibéré présentée pour l'association requérante par la SCP Spinosi, enregistrée le même jour ;


Et après avoir entendu le rapporteur ;
Le Conseil constitutionnel s'est fondé sur ce qui suit :
1. La question prioritaire de constitutionnalité doit être considérée comme portant sur les dispositions applicables au litige à l'occasion duquel elle a été posée. Dès lors, le Conseil constitutionnel est saisi, pour celles des dispositions dont la rédaction n'a pas été précisée, de l'article 63 du code de procédure pénale dans sa rédaction résultant de la loi du 23 mars 2019 mentionnée ci-dessus, de l'article 63-5 du même code dans sa rédaction résultant de la loi du 14 avril 2011 mentionnée ci-dessus, ainsi que des articles 154 et 706-88 du même code dans leur rédaction résultant de la loi du 3 juin 2016 mentionnée ci-dessus.
2. L'article 62-3 du code de procédure pénale, dans sa rédaction issue de la loi du 14 avril 2011, prévoit :
« La garde à vue s'exécute sous le contrôle du procureur de la République, sans préjudice des prérogatives du juge des libertés et de la détention prévues aux articles 63-4-2 et 706-88 à 706-88-2 en matière de prolongation de la mesure au-delà de la quarante-huitième heure et de report de l'intervention de l'avocat.
« Le procureur de la République apprécie si le maintien de la personne en garde à vue et, le cas échéant, la prolongation de cette mesure sont nécessaires à l'enquête et proportionnés à la gravité des faits que la personne est soupçonnée d'avoir commis ou tenté de commettre.
« Il assure la sauvegarde des droits reconnus par la loi à la personne gardée à vue.
« Il peut ordonner à tout moment que la personne gardée à vue soit présentée devant lui ou remise en liberté ».
3. L'article 63 du même code, dans sa rédaction résultant de la loi du 23 mars 2019, prévoit :
« I. - Seul un officier de police judiciaire peut, d'office ou sur instruction du procureur de la République, placer une personne en garde à vue.
« Dès le début de la mesure, l'officier de police judiciaire informe le procureur de la République, par tout moyen, du placement de la personne en garde à vue. Il lui donne connaissance des motifs justifiant, en application de l'article 62-2, ce placement et l'avise de la qualification des faits qu'il a notifiée à la personne en application du 2° de l'article 63-1. Le procureur de la République peut modifier cette qualification ; dans ce cas, la nouvelle qualification est notifiée à la personne dans les conditions prévues au même article 63-1.
« II. - La durée de la garde à vue ne peut excéder vingt-quatre heures.
« Toutefois, la garde à vue peut être prolongée pour un nouveau délai de vingt-quatre heures au plus, sur autorisation écrite et motivée du procureur de la République, si l'infraction que la personne est soupçonnée d'avoir commise ou tenté de commettre est un crime ou un délit puni d'une peine d'emprisonnement supérieure ou égale à un an et si la prolongation de la mesure est l'unique moyen de parvenir à l'un au moins des objectifs mentionnés aux 1° à 6° de l'article 62-2 ou de permettre, dans les cas où il n'existe pas dans le tribunal de locaux relevant de l'article 803-3, la présentation de la personne devant l'autorité judiciaire.
« Le procureur de la République peut subordonner son autorisation à la présentation de la personne devant lui. Cette présentation peut être réalisée par l'utilisation d'un moyen de télécommunication audiovisuelle.
« III. - Si, avant d'être placée en garde à vue, la personne a été appréhendée ou a fait l'objet de toute autre mesure de contrainte pour ces mêmes faits, l'heure du début de la garde à vue est fixée, pour le respect des durées prévues au II du présent article, à l'heure à partir de laquelle la personne a été privée de liberté. Si la personne n'a pas fait l'objet d'une mesure de contrainte préalable, mais que son placement en garde à vue est effectué dans le prolongement immédiat d'une audition, cette heure est fixée à celle du début de l'audition.
« Si une personne a déjà été placée en garde à vue pour les mêmes faits, la durée des précédentes périodes de garde à vue s'impute sur la durée de la mesure ».
4. L'article 63-5 du même code, dans sa rédaction résultant de la loi du 14 avril 2011, prévoit :
« La garde à vue doit s'exécuter dans des conditions assurant le respect de la dignité de la personne.
« Seules peuvent être imposées à la personne gardée à vue les mesures de sécurité strictement nécessaires ».
5. L'article 154 du même code, dans sa rédaction résultant de la loi du 3 juin 2016, prévoit :
« Les dispositions des articles 61-1 et 61-2 relatives à l'audition d'une personne soupçonnée ou d'une victime ainsi que les articles 61-3 et 62-2 à 64-1 sont applicables lors de l'exécution des commissions rogatoires.
« Les attributions conférées au procureur de la République par ces articles sont alors exercées par le juge d'instruction. Lors de la délivrance de l'information prévue aux articles 61-1 et 63-1, il est précisé que l'audition ou la garde à vue intervient dans le cadre d'une commission rogatoire ».
6. L'article 706-88 du même code, dans la même rédaction, prévoit :
« Pour l'application des articles 63,77 et 154, si les nécessités de l'enquête ou de l'instruction relatives à l'une des infractions entrant dans le champ d'application de l'article 706-73 l'exigent, la garde à vue d'une personne peut, à titre exceptionnel, faire l'objet de deux prolongations supplémentaires de vingt-quatre heures chacune.
« Ces prolongations sont autorisées, par décision écrite et motivée, soit, à la requête du procureur de la République, par le juge des libertés et de la détention, soit par le juge d'instruction.
« La personne gardée à vue doit être présentée au magistrat qui statue sur la prolongation préalablement à cette décision. La seconde prolongation peut toutefois, à titre exceptionnel, être autorisée sans présentation préalable de la personne en raison des nécessités des investigations en cours ou à effectuer.
« Lorsque la première prolongation est décidée, la personne gardée à vue est examinée par un médecin désigné par le procureur de la République, le juge d'instruction ou l'officier de police judiciaire. Le médecin délivre un certificat médical par lequel il doit notamment se prononcer sur l'aptitude au maintien en garde à vue, qui est versé au dossier. La personne est avisée par l'officier de police judiciaire du droit de demander un nouvel examen médical. Ces examens médicaux sont de droit. Mention de cet avis est portée au procès-verbal et émargée par la personne intéressée ; en cas de refus d'émargement, il en est fait mention.
« Par dérogation aux dispositions du premier alinéa, si la durée prévisible des investigations restant à réaliser à l'issue des premières quarante-huit heures de garde à vue le justifie, le juge des libertés et de la détention ou le juge d'instruction peuvent décider, selon les modalités prévues au deuxième alinéa, que la garde à vue fera l'objet d'une seule prolongation supplémentaire de quarante-huit heures.
« Par dérogation aux dispositions des articles 63-4 à 63-4-2, lorsque la personne est gardée à vue pour une infraction entrant dans le champ d'application de l'article 706-73, l'intervention de l'avocat peut être différée, en considération de raisons impérieuses tenant aux circonstances particulières de l'enquête ou de l'instruction, soit pour permettre le recueil ou la conservation des preuves, soit pour prévenir une atteinte grave à la vie, à la liberté ou à l'intégrité physique d'une personne, pendant une durée maximale de quarante-huit heures ou, s'il s'agit d'une infraction mentionnée aux 3° ou 11° du même article 706-73, pendant une durée maximale de soixante-douze heures.
« Le report de l'intervention de l'avocat jusqu'à la fin de la vingt-quatrième heure est décidé par le procureur de la République, d'office ou à la demande de l'officier de police judiciaire. Le report de l'intervention de l'avocat au-delà de la vingt-quatrième heure est décidé, dans les limites fixées au sixième alinéa, par le juge des libertés et de la détention statuant à la requête du procureur de la République. Lorsque la garde à vue intervient au cours d'une commission rogatoire, le report est décidé par le juge d'instruction. Dans tous les cas, la décision du magistrat, écrite et motivée, précise la durée pour laquelle l'intervention de l'avocat est différée.
« Lorsqu'il est fait application des sixième et septième alinéas du présent article, l'avocat dispose, à partir du moment où il est autorisé à intervenir en garde à vue, des droits prévus aux articles 63-4 et 63-4-1, au premier alinéa de l'article 63-4-2 et à l'article 63-4-3 ».
7. L'association requérante reproche à ces dispositions de permettre la mise en œuvre d'une garde à vue dans des conditions indignes, faute de prévoir que la décision de placement ou de maintien en garde à vue doit être subordonnée aux capacités d'accueil et aux conditions matérielles des locaux dans lesquels cette mesure doit se dérouler. Ce faisant, le législateur aurait méconnu sa propre compétence dans des conditions affectant le principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine et porté une atteinte injustifiée et disproportionnée à ce même principe.
8. Par conséquent, la question prioritaire de constitutionnalité porte sur le premier alinéa de l'article 63-5 du code de procédure pénale.


- Sur les interventions :


9. Aux termes du deuxième alinéa de l'article 6 du règlement intérieur du 4 février 2010 mentionné ci-dessus : « Lorsqu'une personne justifiant d'un intérêt spécial adresse des observations en intervention relatives à une question prioritaire de constitutionnalité avant la date fixée en application du troisième alinéa de l'article 1er et mentionnée sur le site internet du Conseil constitutionnel, celui-ci décide que l'ensemble des pièces de la procédure lui est adressé et que ces observations sont transmises aux parties et autorités mentionnées à l'article 1er. Il leur est imparti un délai pour y répondre. En cas d'urgence, le président du Conseil constitutionnel ordonne cette transmission ».
10. Les observations présentées par le Conseil national des barreaux avant la date mentionnée ci-dessus ne comportent aucun grief à l'encontre des dispositions objets de la présente question prioritaire de constitutionnalité et renvoient la démonstration de leur inconstitutionnalité à de prochaines écritures. Par conséquent, l'intervention ne satisfaisant pas aux exigences posées par l'article 6 précité, elle n'est pas admise.
11. L'autre partie intervenante rejoint l'association requérante au soutien des griefs qu'elle soulève. Elle soutient par ailleurs que, pour les mêmes motifs, les dispositions contestées méconnaîtraient le droit à un recours juridictionnel effectif et les droits de la défense des personnes en garde à vue.


- Sur le fond :


12. Le Préambule de la Constitution de 1946 a réaffirmé et proclamé des droits, libertés et principes constitutionnels en soulignant d'emblée que : « Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d'asservir et de dégrader la personne humaine, le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés ». Il en ressort que la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d'asservissement et de dégradation est un principe à valeur constitutionnelle. Par suite, toute mesure privative de liberté doit être mise en œuvre dans le respect de la dignité de la personne humaine.
13. Il appartient dès lors aux autorités judiciaires et aux autorités de police judiciaire compétentes de veiller à ce que la garde à vue soit, en toutes circonstances, mise en œuvre dans le respect de la dignité de la personne. A ce titre, elles doivent s'assurer que les locaux dans lesquels les personnes sont gardées à vue sont effectivement aménagés et entretenus dans des conditions qui garantissent le respect de ce principe.
14. Il appartient, en outre, aux autorités judiciaires compétentes, dans le cadre des pouvoirs qui leur sont reconnus par le code de procédure pénale et, le cas échéant, sur le fondement des infractions pénales prévues à cette fin, de prévenir et de réprimer les agissements portant atteinte à la dignité de la personne gardée à vue et d'ordonner la réparation des préjudices subis.
15. Selon l'article 62-2 du code de procédure pénale, la garde à vue est une mesure de contrainte par laquelle une personne soupçonnée d'avoir commis ou tenté de commettre un crime ou un délit puni d'une peine d'emprisonnement est maintenue à la disposition des enquêteurs.
16. Les dispositions contestées de l'article 63-5 du même code prévoient que la garde à vue doit s'exécuter dans des conditions assurant le respect de la dignité de la personne.
17. En premier lieu, l'objet même de ces dispositions est d'imposer que la dignité de la personne gardée à vue soit protégée en toutes circonstances.
18. En second lieu, le législateur a entouré la mise en œuvre de la garde à vue de différentes garanties propres à assurer le respect de cette exigence.
19. D'une part, seules les mesures de sécurité strictement nécessaires peuvent être imposées à la personne gardée à vue. Cette dernière bénéficie par ailleurs du droit d'être examinée par un médecin qui se prononce sur l'aptitude au maintien en garde à vue et procède à toutes constatations utiles. En outre, le procès-verbal établi par l'officier de police judiciaire en application de l'article 64 du code de procédure pénale mentionne notamment la durée des repos qui ont séparé ses auditions et les heures auxquelles elle a pu s'alimenter.
20. D'autre part, la mesure de garde à vue est décidée par un officier de police judiciaire, sous le contrôle de l'autorité judiciaire. Elle s'exécute, selon le cas, sous le contrôle du procureur de la République ou du juge d'instruction. La personne gardée à vue a le droit de présenter à ce magistrat, lorsqu'il se prononce sur l'éventuelle prolongation de la garde à vue, des observations tendant à ce qu'il soit mis fin à cette mesure. Enfin, le procureur de la République doit contrôler l'état des locaux de garde à vue chaque fois qu'il l'estime nécessaire et au moins une fois par an.
21. En outre, en vertu de l'article 62-3 du code de procédure pénale, le magistrat compétent doit assurer la sauvegarde des droits reconnus par la loi à la personne gardée à vue et peut notamment, à cet effet, ordonner à tout moment que la personne gardée à vue soit présentée devant lui ou remise en liberté.
22. Toutefois, en cas d'atteinte à la dignité de la personne résultant des conditions de sa garde à vue, les dispositions contestées ne sauraient s'interpréter, sauf à méconnaître les exigences constitutionnelles précitées, que comme imposant au magistrat compétent de prendre immédiatement toute mesure permettant de mettre fin à cette atteinte ou, si aucune mesure ne le permet, d'ordonner sa remise en liberté. A défaut, la personne gardée à vue dans des conditions indignes peut engager la responsabilité de l'Etat afin d'obtenir réparation du préjudice en résultant.
23. Sous cette réserve, les dispositions contestées ne méconnaissent pas le principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine.
24. Par conséquent, les dispositions contestées, qui ne sont pas entachées d'incompétence négative et ne méconnaissent pas non plus le droit à un recours juridictionnel effectif et les droits de la défense, ni aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit, doivent, sous la même réserve, être déclarées conformes à la Constitution.
Le Conseil constitutionnel décide :