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Article AUTONOME (Décision n° 2021-255 du 28 octobre 2021 du Défenseur des droits)

Article AUTONOME (Décision n° 2021-255 du 28 octobre 2021 du Défenseur des droits)


RAPPORT SPÉCIAL
DANS LA CADRE DES DISPOSITIONS DE L'ARTICLE 25 DE LA LOI ORGANIQUE NO 2011-333 DU 29 MARS 2011


I. - Faits et procédure suivie devant le Défenseur des droits


En 1996, Mme CHAFFARD et son mari ont rencontré un conseiller de la trésorerie de Toulon qui leur a conseillé l'achat de bons du Trésor pour placer leurs économies.
A l'époque, ces bons étaient valables 30 ans à partir de leur date d'émission.
Par la suite, Mme CHAFFARD ne s'en est pas préoccupée, car elle a consacré l'essentiel de son temps à son mari, malade, qu'elle a accompagné jusqu'à son décès.
En 2009, ayant besoin d'argent, elle s'est rendue à la trésorerie de Toulon, le 24 novembre, et elle a alors encaissé deux bons au porteur pour lesquels elle a obtenu un reçu. Ce jour-là, elle a demandé si ces bons avaient une date limite de validité et il lui a été répondu qu'ils étaient valables 30 ans à compter de leur date d'émission.
Au fil des ans et de ses besoins, elle a encaissé d'autres bons, notamment les 15 et 24 novembre 2011.
En septembre 2017, elle a voulu se faire rembourser d'autres bons pour financer des réparations à son domicile et c'est à ce moment que l'agent en poste à la trésorerie et qui avait signé les reçus en 2011 lui a indiqué que cela n'était plus possible.
Il lui a remis un extrait de circulaire, non daté, qui indiquait un possible remboursement « au plus tard le 19 juin 2013 ». Cette circulaire précisait également « ma note précédente avait pour objet de vous permettre d'alerter l'ensemble des personnes susceptibles d'être porteurs de titres de dette non négociables. Il est plus que jamais impératif d'informer les porteurs de votre ressort de cette mesure législative et de ses effets ».
Alors que Mme CHAFFARD l'interrogeait pour savoir pourquoi elle n'avait pas été informée de cette modification législative en 2009 et 2011, lorsque ses bons n'étaient pas prescrits et qu'une circulaire avait été rédigée en ce sens, il lui aurait répondu que lui-même ainsi que ses autres agents ignoraient cette nouvelle loi.
Par courrier du 17 octobre 2017, la DRFIP du Var a confirmé par écrit à Mme CHAFFARD que ses titres étaient frappés de prescription, en application de la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008 qui a ramené le délai de prescription de la dette non négociable de 30 ans à 5 ans, modifiant l'article 2224 du code civil.
C'est dans ce contexte que le Défenseur des droits a été saisi.
Par courrier du 24 mai 2018, il a été demandé à la cheffe du département comptable ministériel à Bercy de bien vouloir procéder à un réexamen bienveillant de ce dossier, s'agissant notamment de la possibilité d'accéder, à titre exceptionnel, à la demande présentée par Mme CHAFFARD.
Par courrier en réponse du 17 juillet 2018, la cheffe du département comptable ministériel à Bercy a indiqué qu'aucune obligation d'information sur la loi nouvelle portant réforme de la prescription en matière civile n'incombait à l'Etat, que les bons du Trésor sont des valeurs au porteur qui peuvent être détenues de manière anonyme et que, de ce fait, la publication de la loi était le seul moyen d'information dont disposait l'Etat en tant qu'autorité publique.
Par un courrier en date du 18 septembre 2018, le Défenseur des droits a interrogé le ministre de l'action et des comptes publics afin de savoir s'il lui semblait possible, au vu du contexte très particulier de ce dossier, de réserver une suite favorable à la demande de Mme CHAFFARD.
Le cas de l'intéressée a été porté à la connaissance du ministre de l'économie et des finances et, par courrier en réponse daté du 11 février 2019, son directeur de cabinet a confirmé que l'Etat n'avait aucune obligation d'information sur la loi nouvelle portant réforme de la prescription en matière civile. Il a ajouté ne pas disposer d'éléments suffisamment probants quant à une impossibilité d'agir de Mme CHAFFARD, susceptible de suspendre la prescription au sens de l'article 2234 du code civil.
A nouveau saisi par note récapitulative du 7 août 2019, le directeur de cabinet, par courrier du 26 septembre 2019, a maintenu sa position.
A la suite de la décision du Défenseur des droits n° 2020-019 du 22 janvier 2020, le directeur de cabinet du ministre, par courrier daté du 2 septembre 2020, a adressé copie d'un courrier, non daté ni signé qui indiquait :
« (…) Cependant, à l'appui de votre décision, vous n'apportez aucun élément matériel ou factuel nouveau, qui permettrait de considérer que la prescription n'a pas été opposée à bon droit.
Aussi, en dépit de toute la bienveillance accordée à l'étude de ce dossier, il n'est pas possible de donner une suite favorable à votre recommandation, comme je vous l'ai indiqué dans mes précédents courriers des 11 février et 26 septembre 2019 ».
Par courrier daté du 28 septembre 2020, le Défenseur des droits a rappelé au ministre que l'argumentaire de ses services ne s'était pas attaché à invoquer l'impossibilité d'agir de Mme CHAFFARD, susceptible d'interrompre la prescription, mais bien à démontrer qu'en lui donnant des renseignements erronés et, surtout, en n'appliquant pas la circulaire qui demandait expressément à la trésorerie de Toulon d'informer les porteurs de son ressort, l'administration avait commis une faute.
Le Défenseur des droits a pareillement rappelé que dans sa recommandation précédemment évoquée, il s'était également employé à démontrer que la situation très particulière de Mme CHAFFARD appelait un règlement de son dossier en équité.
Enfin, il a précisé n'avoir obtenu aucun retour sur ces deux points précis, objet de la recommandation.
Par courrier en réponse daté du 28 octobre 2020, le ministre a admis que son prédécesseur avait adressé deux notes aux directeurs régionaux et départementaux des finances publiques, l'une en date du 28 février 2013 et l'autre en date du 24 mai 2013, les invitant à informer les porteurs de leur ressort de la loi nouvelle.
Il a cependant ajouté que « l'administration ayant fait connaître et demandé de faire connaître la prescription applicable au 19 juin 2013 en application de la loi du 17 juin 2008, aucun élément ne permet de connaître les renseignements qui auraient été donnés ou non à Mme CHAFFARD pas plus que de savoir si, le cas échéant, ils auraient été erronés et s'ils pourraient être catégorisés comme une faute de l'administration ».
Par courrier daté du 4 février 2021, le Défenseur des droits a adressé une injonction au ministre, afin qu'il prenne les mesures nécessaires pour se conformer à la décision n° 2020-019, dans un délai de deux mois à compter de la date de réception de ce dernier, délai de rigueur.
En effet, le Défenseur des droits a constaté qu'au vu de sa réponse, le ministre estimait que Mme CHAFFARD aurait pu être informée de la prescription proche de ses bons aux porteurs et, nonobstant cette information, aurait décidé de ne pas se les faire rembourser et de laisser prescrire 89 944,92 €.
Or, cette analyse paraît d'autant plus fragile que Mme CHAFFARD est formelle sur le fait qu'à l'occasion de l'encaissement de certains de ses bons, les 15 et 24 novembre 2011, ce dont elle apporte les preuves, elle n'a pas été informée de l'entrée en vigueur de la loi nouvelle.
Ce n'est qu'en septembre 2017, lorsqu'elle a voulu se faire rembourser d'autres bons, que le contrôleur à la trésorerie de Toulon qui avait signé les reçus en 2011 lui a indiqué que cela n'était plus possible et lui a remis un extrait de circulaire, non daté, qui indiquait un possible remboursement « au plus tard le 19 juin 2013 » et précisait « il est plus que jamais impératif d'informer les porteurs de votre ressort de cette mesure législative et de ses effets ».
Par ailleurs, le contrôleur, qui semble d'ailleurs toujours en poste à la trésorerie de Toulon, pouvait être valablement interrogé à ce sujet.
Enfin, aucun des éléments de réponse du ministre ne vient éclairer ce qui ferait obstacle à ce que le dossier de Mme CHAFFARD puisse être réglé en équité.
Le ministre de l'économie et des finances n'ayant pas déféré à cette injonction, le Défenseur des droits a décidé de lui adresser un rapport spécial en l'invitant à présenter ses observations dans un délai de deux mois à compter de sa notification.


II. - Analyse juridique
A. - Sur les fautes de la trésorerie de Toulon susceptibles d'engager la responsabilité de l'administration
1. La non-application de la circulaire adressée au service


En application de l'article 6 du décret n° 2005-1429 du 18 novembre 2005 relatif aux missions, à l'organisation et aux emplois de direction des services de contrôle budgétaire et comptable ministériel, qui prévoit que « le contrôleur budgétaire et comptable ministériel coordonne l'action des autorités chargées du contrôle budgétaire auprès des services déconcentrés du ministère auprès duquel il est placé et des comptables publics assignataires des ordres de dépenses et de recettes émis par les ordonnateurs secondaires de ce ministère », le comptable centralisateur a rappelé à la trésorerie de Toulon la note qui avait été adressée à toutes les DDFIP et DRFIP pour les informer que « l'ensemble de la dette non négociable sera prescrit le 19 juin 2013 » et il ajoutait qu'il était « plus que jamais impératif d'informer les porteurs de votre ressort de cette mesure législative et de ses effets ».
Or, dans un arrêt de principe du 26 janvier 1973 Ville de Paris contre Driancourt (n° 84768), le Conseil d'Etat a décidé qu'une mauvaise information, qui est imputable à une simple erreur d'appréciation, communiquée par un agent communal, est susceptible d'engager la responsabilité de l'administration.
Cette jurisprudence a été confirmée par le Conseil d'Etat dans sa décision n° 90504 du 9 juin 1995.
En l'espèce et bien que nul ne soit censé ignorer la loi, la circulaire adressée à la trésorerie de Toulon lui donnait clairement pour consigne d'informer les usagers concernés de l'entrée en vigueur de la nouvelle réglementation.
Ce faisant, l'Etat, bien qu'il n'y était pas obligé, mais sans doute conscient des difficultés à venir, s'est donné le devoir d'informer les contribuables concernés de la nouvelle prescription.
Il aurait donc dû le rendre effectif s'agissant de Mme CHAFFARD, bien connue de la trésorerie de Toulon pour y avoir souscrit les bons en litige et pour s'y être présentée à plusieurs reprises (notamment en 2009 et 2011) afin d'encaisser des bons.
Elle a donc été lésée puisque l'information relative à la prescription, que l'Etat s'était engagé à donner aux porteurs du ressort de la trésorerie, ne lui a pas été fournie.
Par ailleurs, s'il résulte d'une jurisprudence constante qu'une simple circulaire, appelée également instruction ou note de service, n'a aucune valeur normative et ne peut être invoquée devant le juge, en revanche, les dispositions impératives à caractère général d'une circulaire ou d'une instruction doivent être regardées comme faisant grief et le recours formé à leur encontre doit être accueilli (CE n° 321416 du 13 janvier 2010).
A contrario, de telles dispositions engagent donc l'administration.
Au cas particulier, la circulaire reçue par la trésorerie de Toulon contenait des dispositions impératives puisqu'elle avait pour objet de dicter aux agents une conduite à tenir.


2. Le non-respect du devoir de conseil de la trésorerie de Toulon


En l'espèce, Mme CHAFFARD a acquis les bons du Trésor en litige, sur les conseils de la trésorerie de Toulon. A l'époque, ces bons étaient valables 30 ans à partir de leur date d'émission.
Les conseillers de la Trésorerie lui ont indiqué, en 2009, que les bons étaient valables 30 ans à compter de leur date d'émission, alors que la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008 était déjà entrée en vigueur.
Mme CHAFFARD a également encaissé des bons les 15 et 24 novembre 2011, sans que la trésorerie de Toulon ne revienne sur son erreur de 2009 et ne lui indique que les bons qu'elle avait souscrits arrivaient, en fait, à prescription le 19 juin 2013.
Or, l'intéressée, retraitée au moment de l'entrée en vigueur de la loi nouvelle ayant ramené le délai de prescription de la dette non négociable de 30 ans à 5 ans, n'avait pas accès à internet pour y rechercher des informations.
Elle n'avait donc aucun moyen de mettre en doute la parole des conseillers.
Par ailleurs, le contrôleur en poste à la trésorerie a indiqué à Mme CHAFFARD que lui-même ainsi que ses autres agents ignoraient cette nouvelle loi, illustrant ainsi la défaillance dans l'organisation et le fonctionnement du service.
En conséquence et au cas particulier, même si l'Etat n'avait pas d'obligation de renseigner Mme CHAFFARD sur la loi du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile, la trésorerie de Toulon a bien manqué à son devoir de conseil en fournissant à l'intéressée, qui l'interrogeait, une réponse erronée.
Pour le Défenseur des droits, la responsabilité de l'État est ainsi clairement engagée.


B. - Sur les préjudices subis par Mme CHAFFARD et leur lien de causalité avec les fautes commises par la trésorerie de Toulon


Une faute commise par l'administration est de nature à engager la responsabilité de l'Etat à l'égard du contribuable ou de toute autre personne si elle leur a directement causé un préjudice.
En l'espèce, Mme CHAFFARD a subi un préjudice matériel à hauteur des bons souscrits, soit 89 944,92 €, que l'administration refuse de lui rembourser pour cause de prescription, alors que c'est en raison des fautes commises par la trésorerie de Toulon qu'elle n'a pas été en mesure d'agir dans les délais légaux.
Elle a également subi un préjudice moral, car il s'agit d'une personne âgée (72 ans en 2012) qui se voit actuellement privée des économies de toute une vie.
Enfin, le lien de causalité entre les fautes commises et le préjudice est parfaitement établi.


III. - Sur l'équité


Les dispositions de l'article 25 de la loi organique relative au Défenseur des droits l'autorisent, lorsqu'une réclamation lui semble justifiée, à faire toute recommandation qui lui apparaît de nature à garantir le respect des droits et libertés de la personne lésée et à régler les difficultés soulevées devant lui ou à en prévenir le renouvellement, et notamment, à recommander à l'administration toute solution permettant de régler en équité la situation de la personne dont il est saisi.
A cet égard, le Défenseur des droits appelle l'attention du ministre de l'économie et des finances sur l'importance d'une prise en compte de l'équité pour renforcer l'Etat de droit dans la mesure où l'application de certains textes peut produire, dans des situations très particulières, exceptionnelles et ciblées, des conséquences particulièrement lourdes pour quelques usagers.
Par ailleurs, la solution en équité ne crée aucune rupture du principe d'égalité, lequel a pour objet de soumettre les personnes placées dans la même situation aux mêmes règles, puisqu'il autorise un traitement différencié des personnes placées dans des situations particulières.
En outre, la solution en équité ne crée aucun précédent car elle ne vaut que pour l'espèce.
En ce sens, il est rappelé que la décision prise sur la recommandation en équité du Défenseur des droits ne lie pas l'administration pour d'autres cas, même apparemment identiques.
Or, en l'espèce, Mme CHAFFARD se trouve dans une situation particulière en ce que, étant veuve, elle ne dispose que d'une petite pension de réversion et est privée de ses économies, ce qui la place dans une situation financière très délicate.
Par décision n° 2021-175 du 9 juin 2021, la Défenseure des droits a établi un rapport spécial notifié au ministre de l'économie, des finances et de la relance, lui recommandant à nouveau de faire droit à la demande de Mme CHAFFARD en lui remboursant les 72 bons concernés, d'une valeur totale de 590 000 F, soit une contrevaleur de 89 944,92 €.
Par courrier daté du 27 septembre 2021, joint en copie, le ministre a maintenu sa position, reprenant pour partie l'argumentation initiale de la cheffe du département comptable ministériel de Bercy.
En conséquence, en application de l'article 25 de la loi organique du 29 mars 2011, la Défenseure des droits décide de rendre publique sa position en publiant ce rapport spécial au Journal officiel de la République française.
La présente décision sera également adressée au président de l'Assemblée nationale, au président du Sénat, au président de la commission des finances de l'Assemblée nationale ainsi qu'au président de la commission des finances du Sénat.


C. Hédon