Après avoir entendu M. Jean-François CARREZ, commissaire, en son rapport, et M. Jean-Alexandre SILVY, commissaire du Gouvernement, en ses observations,
Emet l'avis suivant :
La commission a été saisie pour avis, le 22 juin 2015, par le directeur général du travail d'un projet de décret relatif aux modalités d'application de l'article 8 de la loi n° 2014-790 du 10 juillet 2014 visant à lutter contre la concurrence sociale déloyale.
A la suite d'une proposition de loi déposée à l'Assemblée nationale, le 8 janvier 2014, la loi n° 2014-790 du 10 juillet 2014 visant à lutter contre la concurrence sociale déloyale a créé une nouvelle modalité de diffusion applicable à certaines des condamnations pénales prononcées en matière de travail illégal à l'encontre de personnes physiques ou morales.
Aux termes de l'article 8 de cette loi, les peines prononcées pour des faits constitutifs de travail dissimulé, de marchandage, de prêt illicite de main d'œuvre ou d'emploi d'un étranger sans titre de travail peuvent désormais, lorsqu'une amende est prononcée, être assorties, à titre de peine complémentaire, d'une diffusion sur un site internet dédié géré par les services du ministre chargé du travail pour une durée maximale de deux ans.
Au cours du processus législatif, le législateur a prévu que cette diffusion sur internet s'opérerait « dans des conditions prévues par décret en Conseil d'Etat pris après avis de la Commission nationale de l'informatique et des libertés », la première version de la proposition de loi mentionnant uniquement des « conditions déterminées par décret en Conseil d'Etat ».
A cet égard, la commission rappelle qu'en application des dispositions du 2° du I de l'article 26 de la loi du 6 janvier 1978 modifiée, tous les traitements de données à caractère personnel mis en œuvre pour le compte de l'Etat et ayant pour objet la prévention, la recherche, la constatation ou la poursuite des infractions pénales ou l'exécution des condamnations pénales ou des mesures de sûreté doivent être autorisés par un acte réglementaire du ou des ministres compétents, pris après avis motivé et publié de la Commission nationale de l'informatique et des libertés.
La commission relève que la direction générale du travail, chargée de préparer les modalités d'application de l'article 8 de la loi n° 2014-790 du 10 juillet 2014, a largement pris en compte ses recommandations ainsi que les observations émises à l'occasion d'une réunion de travail, en particulier s'agissant de l'existence de deux listes distinctes pour les personnes physiques et morales, de la minimisation des données diffusées, de l'adoption de mesures techniques visant à empêcher une indexation par les moteurs de recherche ou de mesures permettant de limiter la diffusion des informations diffusées.
Sur la finalité du traitement :
La commission prend acte des dispositions introduites par l'article 8 de la loi n° 2014-790 visant à lutter contre la concurrence sociale déloyale sur lesquelles elle n'avait pas été consultée avant l'adoption de la loi. La mise en œuvre de ces dispositions, telle que prévue par le projet de décret soumis à la commission, appelle de sa part les observations suivantes.
La commission a déjà eu l'occasion de rappeler, en particulier dans sa délibération du 29 novembre 2001 portant recommandation sur la diffusion de données personnelles sur internet par les banques de données de jurisprudence, que la publicité des audiences, le caractère public des décisions de justice et la libre communication des jugements et des arrêts constituent des garanties fondamentales consacrées, notamment, par l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales.
La commission estime toutefois qu'un juste équilibre entre le caractère public d'une décision de justice et sa libre accessibilité sur internet doit être recherché pour éviter une atteinte excessive aux droits des personnes, au nombre desquels figurent en particulier le respect de la vie privée et la préservation des chances de réinsertion.
L'objectif de transparence voulu par le législateur doit par conséquent être concilié avec la protection des données à caractère personnel, telle que prévue par la loi du 6 janvier 1978 modifiée.
La commission observe, à titre indicatif, que la Cour de justice de l'Union européenne (1) (CJUE), appelée à se prononcer sur la publication des informations relatives aux bénéficiaires de fonds européens agricoles, a considéré que « l'obligation de publication des noms des personnes physiques bénéficiaires d'une telle aide ainsi que les montants précis qu'elles ont perçus constitue, au regard de l'objectif de transparence, une mesure disproportionnée ». Pour la Cour, « aucune prééminence automatique ne saurait être reconnue à l'objectif de transparence sur le droit à la protection des données à caractère personnel ».
A cet égard, l'innovation législative introduite par l'article 8 de la loi n° 2014-790 soulève des questions de cohérence avec d'autres dispositions relatives à la diffusion de données à caractère personnel portant sur des condamnations judiciaires.
Ainsi, le casier judiciaire national automatisé, qui constitue la mémoire des condamnations prononcées publiquement, est en France l'un des fichiers les plus protégés et les moins accessibles au public, les extraits de casier judiciaire ne pouvant être communiqués qu'aux personnes concernées par les condamnations, aux juridictions et aux organismes bénéficiant d'un droit de communication en vertu d'une disposition législative.
Par ailleurs, la commission ajoute que le « droit à l'oubli », récemment consacré par la Cour de justice de l'Union européenne, doit être pris en compte par les Etats membres de l'Union et qu'il se traduit, notamment, par l'anonymisation des décisions de justice publiées sur internet et, dans certaines hypothèses, par l'exercice d'un droit au déréférencement auprès des moteurs de recherche.
La commission observe enfin que le projet de décret qui lui est soumis, qui institue une publication sur internet de certaines condamnations, concerne des infractions qui, bien que présentant une gravité certaine, sont moins sévèrement sanctionnées par la loi que d'autre comportements, tels que par exemple les crimes et les délits contre les personnes, la corruption ou encore le détournement de fonds, et pour lesquels une publication sur internet n'est pas prévue. Dès lors, un risque existe de voir les dispositions concernées constituer un précédent qui serait ensuite, de proche en proche, généralisé, au détriment des protections assurées par les textes existants. La commission considère qu'une telle systématisation de la diffusion sur internet des condamnations, par la portée infamante qu'elle comporte, serait de nature à porter une atteinte excessive aux droits et libertés fondamentaux.