Article (CONSEIL CONSTITUTIONNEL Saisine du Conseil constitutionnel en date du 27 mars 1997, présentée par plus de soixante sénateurs, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, et visée dans la décision no 97-389 DC)
Sur les articles 4 et 5
Ces deux articles prévoient que la carte de séjour temporaire ou la carte de résident peuvent être retirées à leurs titulaires lorsque, en qualité d'employeur, ils ont employé des étrangers en violation de l'article L. 341-6 du code du travail. Ces dispositions sont manifestement contraires à la Constitution.
Relevons en premier lieu que la loi, à tout le moins, aurait dû préciser qu'un tel retrait ne pouvait être décidé qu'après condamnation définitive et non, comme le texte actuel semble le rendre possible, après simple constatation d'une infraction.
Relevons en deuxième lieu qu'elle aurait dû également préciser la durée pendant laquelle un retrait pourrait intervenir sur ce fondement, faute de quoi sa menace pourrait peser en permanence sur les intéressés, bien au-delà de la disparition des causes qui pourraient la fonder.
Relevons en troisième lieu que la mesure ainsi prévue peut frapper un étranger qui, ayant par ailleurs toutes ses attaches en France, peut n'être pas expulsable, moyennant quoi la décision destinée à lutter contre le travail clandestin aurait pour conséquence de l'obliger... au travail clandestin ! Mais à ceci, qui n'est pas négligeable, s'ajoute beaucoup plus grave encore. L'infraction prévue par l'article L. 341-6 du code du travail est réprimée par les articles L. 364-3, L. 364-8 et L. 364-9 du même code. Ceux-ci prévoient des peines extrêmement sévères, que le législateur a voulues telles. Elles sont prononcées par le juge pénal et peuvent aller jusqu'à l'interdiction du territoire qui entraîne de plein droit reconduite du condamné à la frontière.
De deux choses l'une alors : ou le juge pénal a considéré que l'attitude du condamné était à ce point grave qu'elle justifiait qu'il fût contraint de quitter le territoire, ou il n'en a pas décidé ainsi. Ce n'est que dans ce second cas que les articles 4 et 5 pourraient trouver à s'appliquer.
Mais cela ferait naître alors un paradoxe qui est constitutionnellement impossible : celui par lequel, pour les mêmes faits, sur le même fondement,
l'administration pourrait prononcer une sanction plus grave que celle que le juge pénal a estimée appropriée.
A cela on ne manquera certes pas d'opposer le principe d'autonomie entre sanctions pénales et administratives, selon lequel les mêmes faits peuvent donner lieu à des peines différentes, prononcées par des autorités différentes, chargées de l'application de règles différentes. On sait aussi que l'autonomie est telle que les mêmes faits peuvent tre considérés comme fautifs au regard du droit pénal et ne pas l'être dans le cadre du droit administratif, ou l'inverse.
Mais le cas présent est tout autre. Il se singularise en effet par ceci que non seulement les faits, non seulement le fondement, mais la sanction elle-même sont de nature identique.
Dans l'hypothèse, classique, où, par exemple, la condamnation pénale d'un fonctionnaire entraîne sa condamnation disciplinaire, pouvant aller jusqu'à la révocation, l'intervention de l'autorité administrative ne se substitue pas à celle de l'autorité judiciaire : elle la complète en prenant une mesure que le juge pénal n'avait pas lui-même le pouvoir de prononcer.
Ici, au contraire, le juge judiciaire, gardien de la liberté individuelle,
est bien compétent pour apprécier les faits, pour statuer sur le point de savoir s'ils constituent une violation de l'article L. 341-6 et, si oui, pour condamner l'intéressé et, le cas échéant, décider qu'il ne pourra rester sur le territoire. Dans ces conditions, le pouvoir donné à l'administration,
ensuite, sur les mêmes faits et sur le fondement d'une même infraction à l'article L. 341-6, de retirer à l'intéressé son titre de séjour ne peut s'analyser comme la prise d'une décision que le juge pénal n'avait pas la compétence de prendre, mais comme la substitution, en matière de peine, de la décision de l'administration à celle du juge.
C'est notoirement contraire à l'article 8 de la Déclaration de 1789, puisque n'est évidemment pas nécessaire la peine que le juge pénal a choisi d'écarter alors qu'il pouvait l'appliquer. C'est notoirement contraire à l'article 16 de la Déclaration de 1789, puisque viole le principe de séparation des pouvoirs le droit donné à l'administration de mettre en cause la chose jugée par la juridiction pénale dans l'application d'une disposition répressive.
C'est notoirement contraire à l'article 66 de la Constitution, puisque l'administration, dans un domaine qui intéresse au plus haut point la liberté, peut substituer son appréciation, sans présenter les mêmes garanties, à celle de l'autorité judiciaire gardienne de la liberté individuelle.