III-6. IDENTIFICATION D'UN OPÉRATEUR PUISSANT SUR LES MARCHÉS
DU CIRCUIT INTERURBAIN INTER-TERRITORIAL
III-6.1. Analyse de la demande sur le circuit interurbain inter-territorial
La demande sur le circuit interurbain entre la métropole et les départements d'outre-mer, et entre les départements d'outre-mer (notamment les axes Guadeloupe-Martinique-Guyane) provient des opérateurs fixes et mobiles actifs sur ces régions.
Pour fournir leurs prestations de communications électroniques, ces opérateurs achètent des capacités de transport sur le circuit interurbain entre leur point de présence outre-mer et un point de présence en métropole (généralement en région parisienne pour les opérateurs nouveaux entrants et ailleurs pour France Télécom).
Pour fournir leurs prestations de communications électroniques entre les départements d'outre-mer, les opérateurs achètent des capacités de transport sur le circuit interurbain entre leur point de présence dans le premier département et leur point de présence dans le second département. Du fait du parcours des câbles sous-marins entre la métropole et les départements de la Martinique, de la Guadeloupe et de la Guyane, une partie des achats de capacités entre deux départements d'outre-mer sert à transporter un trafic entre un département d'outre-mer et la métropole (ainsi pour les câbles ECFS qui participent au réseau de câbles sous-marins qui relie la Guadeloupe et la Martinique à la métropole, de même pour le câble Americas II qui participe au lien entre les deux départements des Antilles et la Guyane à la métropole).
D'après les informations recueillies, les besoins immédiats de capacités des opérateurs entrants oscillent entre 2 Mbit/s et 34 Mbit/s. Cependant, si leur position s'améliore sur le marché de détail (notamment s'ils arrivent à décrocher les contrats de quelques gros clients), les besoins en débits peuvent augmenter sensiblement.
L'analyse qui suit est essentiellement fondée sur des raisonnements de type qualitatif, l'Autorité n'ayant pas pu obtenir d'éléments chiffrés précis sur ces marchés.
En l'absence d'analyse des parts de marché, elle a analysé avec le plus grand soin l'ensemble des autres critères de puissance sur ces marchés, conformément aux « lignes directrices » de la Commission européenne.
Ces marchés sont essentiellement caractérisés par l'existence d'infrastructures difficilement réplicables et d'importantes économies d'échelle et de gammes de l'opérateur historique.
III-6.1.1. Les indicateurs de concurrence sur les routes transatlantiques
III-6.1.1.1. Existence de marchés de gros
Il existe un marché de gros entre la métropole et la Martinique, sans intervention du régulateur.
Il existe un marché de gros entre la métropole et la Guadeloupe, sans intervention du régulateur. Cependant, Outremer Télécom indique qu'il est obligé d'acheter l'offre de détail Transfix.
Il existe un marché de gros entre la métropole et la Guyane, sans intervention du régulateur.
Cependant, comme les transactions sont rares (nombre d'acheteurs extrêmement réduit) et confidentielles, que certains vendeurs ne sont pas opérateurs déclarés en France (c'est le cas de Sprint), les parts de marché n'ont pu être calculées sur la période 2001-2004, même en essayant de les reconstituer auprès des acheteurs.
III-6.1.1.2. Détention par France Télécom d'infrastructure difficile à dupliquer
Entre la métropole et la Martinique, il existe deux câbles sous-marins (le câble Americas II et le câble ECFS, cf. III-6.1.1). Sur ces deux câbles, France Télécom est membre du consortium et possède un monopole d'entrée dans les stations d'atterrissement (partie terrestre) et sur les « compléments terrestres » en Martinique.
Entre la métropole et la Guadeloupe, il existe un seul câble sous-marin (le câble ECFS, cf. III-6.1.1). Sur ce câble, France Télécom est membre du consortium et possède un monopole d'entrée dans les stations d'atterrissement (partie terrestre) et sur les « compléments terrestres » en Guadeloupe.
L'ajout d'une nouvelle bretelle en 2006 (« Guadeloupe Numérique ») pourrait améliorer la situation concurrentielle, sans pour autant impacter substantiellement cette situation à l'horizon de la présente analyse, notamment pour des raisons de sécurisation de routes. Dans le cas contraire, l'Autorité pourrait être amenée à revoir son analyse conformément aux dispositions de l'article D. 302 du CPCE.
Entre la métropole et la Guyane, il existe un seul câble sous-marin (le câble Americas II). Sur ce câble, France Télécom est membre du consortium et possède un monopole d'entrée dans les stations d'atterrissement et sur les compléments terrestres en Guyane.
Il faut enfin noter que si dans l'absolu une liaison satellite peut être utilisée en substitution de secours d'un câble sous-marin, celui-ci est un substitut très imparfait, non seulement pour des questions de prix et de temps de latence, mais aussi parce que les fournisseurs de ces liaisons peuvent être défaillants. Par exemple, début mars 2006, le fournisseur de SRR a déposé son bilan.
III-6.1.1.3. Faible évolution des prix
Les prix des capacités entre la métropole et la Martinique sont composés de deux parties :
- un prix de la partie sous-marine : celui-ci a eu tendance à baisser au cours de la période, notamment sur le câble Americas II où règne la concurrence la plus vive ;
- un prix du « complément terrestre » à la Martinique qui s'est maintenu à des niveaux stables jusqu'en 2004 où France Télécom a révisé son prix.
Au final, les tarifs des capacités entre la métropole et la Martinique sont restés relativement stables.
Lorsque l'on compare les tarifs des « compléments terrestres » avec les tarifs de capacités équivalentes (liaisons d'aboutement), on constate un différentiel important.
Comme pour la Martinique, les tarifs des capacités entre la métropole et la Guadeloupe sont restés relativement stables, et lorsque l'on compare les tarifs des « compléments terrestres » avec les tarifs de capacités équivalentes (liaisons d'aboutement), on constate un différentiel important.
Les prix des capacités entre la métropole et la Guyane sont composés de deux parties :
- un prix de la partie sous-marine : celui-ci a eu tendance à baisser avec la concurrence sur Americas II ;
- un prix du « complément terrestre » en Guyane qui s'est maintenu à des niveaux stables jusqu'en 2004 où France Télécom a révisé son prix.
Au final, les tarifs des capacités entre la métropole et la Guyane sont restés relativement stables. Lorsque l'on compare les tarifs des « compléments terrestres » avec les tarifs de capacités équivalentes (liaisons d'aboutement), on constate un différentiel important.
III-6.1.2. Les indicateurs de concurrence sur la route entre la métropole et la Réunion
Absence de marché de gros sans régulation :
Il n'existait pas de marché de gros entre la métropole et la Réunion avant l'intervention du régulateur à la suite de règlements de différend. France Télécom était en situation de monopole sur le circuit interurbain entre la métropole et la Réunion et vendait aux clients des liaisons louées du catalogue de détail, éventuellement remisées, à des niveaux de l'ordre de 16 800 EUR le Mbit/s/mois environ en 2004, ce qui lui procurait une marge importante (coût estimé à 900 EUR le Mbit/s pour 2004).
France Télécom a présenté en mars 2006 à l'Autorité des éléments d'information relatifs à la baisse de 25 % des tarifs des LLT depuis le 1er janvier 2006.
Un seul câble entre la métropole et la Réunion :
Entre la métropole et la Réunion, il n'existe qu'un seul câble sous-marin (le câble SAFE, ou plus précisément, l'assemblage SAT3-WASC-SAFE). Sur ce câble, France Télécom est membre du consortium et possède un monopole d'entrée dans les stations d'atterrissement (partie terrestre) et sur les « compléments terrestres » ainsi qu'un monopole sur la partie sous-marine terminale. Pour pouvoir commercialiser des capacités entre la métropole et la Réunion, les autres membres du consortium doivent acheter un demi-circuit à France Télécom en plus du « complément terrestre ». Avec ces deux contraintes, ils ne sont jamais entrés sur le marché.
Monopole de France Télécom :
France Télécom a donc une part de marché proche de 100 % sur ce marché.
III-6.2. Avantages concurrentiels
III-6.2.1. Contrôle d'une infrastructure difficile à dupliquer
Tableau récapitulatif
Les câbles sous-marins sont des infrastructures particulièrement coûteuses, et donc difficiles à dupliquer. A titre d'illustration, on pourra retenir les ordres de grandeur suivants :
- un investissement initial de l'ordre de 650 millions de dollars américains (38) ;
- des coûts d'exploitation annuels avoisinant les 10 % de l'investissement initial ;
- des charges indirectes s'élevant à près de 20 % du total des amortissements annuels.
France Télécom détient des intérêts économiques dans chacune de ces infrastructures, et parfois une exclusivité de commercialisation.
De plus, les capacités allouées aux membres des consortiums le sont à des tarifs fortement dégressifs avec la quantité retenue. Ainsi, sur le câble SAT3/WASC/SAFE, il était possible au moment de la constitution du consortium d'acquérir une capacité faible, ce qui permettait l'entrée dans le consortium de nombreux opérateurs. Mais cette capacité était vendue à un prix très supérieur à celui dont bénéficie France Télécom en tant qu'investisseur principal. Cet élément illustre donc les économies d'échelle et de gammes dont France Télécom bénéficie au cas d'espèce.
Les barrières à l'entrée sur ce marché sont donc très fortes : il est impossible de proposer une offre concurrentielle sans un fort investissement et une participation aux consortiums existants.
Il n'existe pas réellement de technologies alternatives aux câbles sous-marins pour les besoins sur le circuit interurbain : en effet, les liaisons satellites n'ont pas un degré de substituabilité suffisant par rapport aux câbles sous-marins et ne peuvent représenter une alternative au transport par câbles sous-marins. Elles souffrent de défauts importants :
- une qualité de service bien moindre (notamment au niveau du temps de latence) qui dégrade le service à des niveaux peu acceptables pour les applications en temps réel ;
- un coût au Mbit/s bien supérieur à celui du câble (lorsque celui-ci est tarifé à proximité des coûts) ;
- une difficulté à obtenir facilement des capacités importantes supplémentaires.
Aussi, l'usage des liaisons satellitaires se fait généralement à des fins de sécurisation ou lorsque les câbles sont proposés à des prix de monopole (cellophane fallacy). Il en est de même des faisceaux hertziens entre deux îles ou entre une île et le continent, qui sont encore plus vulnérables aux conditions climatiques que le satellite.
Par ailleurs, la nécessité de disposer d'une sécurisation (c'est-à-dire d'avoir un deuxième circuit de transport indépendant du premier, typiquement un second câble sous-marin), notamment parce que le risque de coupure des câbles est grand (principalement à proximité des zones terrestres), conduit généralement les clients opérateurs à rechercher deux voies de transmission, ce qui avantage le contrôle d'une infrastructure.
Le contrôle des capacités sur les câbles sous-marins peut conférer à France Télécom un avantage concurrentiel fort sur le marché, à condition de pouvoir exercer un pouvoir de marché (capacité à fixer les prix durablement au-dessus du niveau concurrentiel). Mais pour cela, il faut que l'opérateur soit en mesure de contrôler tout ou partie des segments techniques composant les routes entre les départements d'outre-mer et la métropole et celles entre les départements d'outre-mer c'est-à-dire :
- soit le « complément terrestre » entre la station d'atterrissement et le brasseur le plus proche où viennent s'interconnecter les acheteurs ;
- soit tout ou partie du câble sous-marin.
Pour le « complément terrestre », en l'absence de régulation, l'opérateur peut exercer un pouvoir de monopole tarifaire quasi absolu lorsqu'il est le seul à pénétrer dans la station d'atterrissement, que ce soit par le biais d'un monopole conféré par les droits de propriété et les accords de consortium (spécifiant un monopole d'un opérateur sur la station d'atterrissement) ou d'un monopole de fait lorsque l'entrée dans une station d'atterrissement et la fourniture de « complément terrestre » représente une barrière à l'entrée économique structurelle pour de petits opérateurs clients ou des opérateurs sur le câble qui n'ont pas intérêt à investir sur un territoire aux perspectives insuffisantes pour eux. A l'échelle d'un territoire, qui peut être desservi par plusieurs câbles ou plusieurs boucles d'un même câble, le pouvoir de marché de l'opérateur qui a le monopole sur le « complément terrestre » reste bien sûr entier s'il a le monopole sur toutes les stations d'atterrissement (cas dans les départements d'outre-mer). Par contre, le pouvoir de marché conféré par le monopole sur la pénétration dans une station d'atterrissement peut être quasiment annulé s'il existe plusieurs entrées sur le territoire que l'opérateur ne contrôle pas : c'est le cas par exemple sur les routes transatlantiques entre les Etats-Unis et la France où l'existence de routes (câbles en l'occurrence) passant par le Royaume-Uni ou l'Espagne rend quasiment nul le monopole de France Télécom sur la pénétration dans la station d'atterrissement en Bretagne.
Pour la partie du transport sous-marin, le pouvoir de marché dépend de la situation sur les câbles :
- il est très fort sur les câbles où l'opérateur commercialise des demi-circuits à ses concurrents (grâce à un monopole sur l'atterrissement), dont il fixe librement les tarifs, et des circuits complets pour son propre compte ; il est alors en mesure de mettre en oeuvre un effet de ciseaux entre les deux tarifs pour évincer ses concurrents ;
- il est nettement plus réduit sur les câbles sous-marins où l'opérateur est en concurrence pour des circuits complets. Le degré de concurrence sur un câble donné entre les membres d'un consortium augmente fortement avec le nombre de concurrents réellement actifs sur la route, et est une fonction croissante de la capacité de réserve disponible (à la fois la capacité propre à chaque opérateur et la capacité libre), ce qui est généralement le cas sur les câbles les plus récents ; l'effet joue bien sûr en sens inverse si le nombre de concurrents sur la route est faible et la capacité disponible réduite pour l'ensemble des acteurs : dans ce cas, le pouvoir de marché des opérateurs augmente puisque, écoulant en priorité le trafic de leurs propres services, ils fixent un tarif augmentant parallèlement à la réduction de la capacité marginale restante sur le câble ; des comportements anti-concurrentiels peuvent même s'observer entre acteurs bridant la capacité disponible pour conserver des prix élevés sur le marché libre ;
- enfin, le pouvoir de marché sur la partie strictement sous-marine peut s'effondrer en cas de duplication de câbles sur une route donnée avec au moins un câble ayant de nombreux acteurs, avec beaucoup de capacités disponibles (cas sur les câbles transatlantiques).
Le pouvoir de marché exercé par les opérateurs sur l'ensemble du circuit interurbain provient du cumul des pouvoirs de marché sur les « compléments terrestres » et sur la partie sous-marine.