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Article (Saisine complémentaire à la saisine du 3 décembre 1997, présentée par plus de soixante députés, en date du 4 décembre 1997, et visée dans la décision no 97-393 DC)

Article (Saisine complémentaire à la saisine du 3 décembre 1997, présentée par plus de soixante députés, en date du 4 décembre 1997, et visée dans la décision no 97-393 DC)

1o La violation du principe d'égalité

1. Il n'est pas nécessaire de rappeler que le principe d'égalité a valeur constitutionnelle, tant cette valeur est évidente à la fois par l'affirmation du principe dans les textes constitutionnels (Déclaration de 1789, article 1er de la Constitution de 1958) que par son rappel constant dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel (v. F. Mélin-Soucramanien, Le Principe d'égalité dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, Economica, PU d'Aix-Marseille, 1997).

Le principe d'égalité impose de traiter de la même manière toutes les personnes qui sont dans la même situation. Il n'interdit pas de traiter de manière différente des personnes qui sont dans des situations différentes, ni de déroger à l'égalité dans un but d'intérêt général, mais c'est à condition qu'il existe un rapport entre les différences ainsi réalisées et l'objet de la loi.

Le Conseil constitutionnel a adopté dans sa décision no 87-232 DC du 7 janvier 1988 portant sur la loi relative à la mutualisation de la Caisse nationale de crédit agricole (Rec. 17) un considérant de principe (no 10) qui mérite d'être reproduit :

« Le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général, pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport avec l'objet de la loi qui l'établit. »

Ce considérant est constamment repris par le Conseil constitutionnel. Il a même été renforcé puisqu'il ne suffit plus que « la différence de traitement... soit en rapport avec l'objet de la loi qui l'établit », il faut qu'elle soit « en rapport direct » (CC no 96-375 DC 9 avril 1996, Rec. 60, considérant no 8 ; no 96-380 DC 23 juillet 1996, considérant no 9 ; no 97-388 DC 20 mars 1997, JO, p. 4661, spécialement p. 4664).

2. A plusieurs reprises, le Conseil constitutionnel a déjà censuré des dispositions établissant des différences de traitement en fonction de différences de situations ou de buts d'intérêt général sans rapport avec l'objet de la loi.

Par exemple, lors de la nationalisation des banques en 1982, « la dérogation portée au profit des banques dont la majorité du capital appartient directement ou indirectement à des sociétés de caractère mutualiste ou coopératif, méconnaît le principe d'égalité ; en effet, elle ne se justifie ni par des caractères spécifiques à leur statut, ni par la nature de leur activité, ni par des difficultés éventuelles dans l'application de la loi propres à contrarier les buts d'intérêt général que le législateur a entendu poursuivre » (CC no 81-132 DC 16 janvier 1982, Rec. 18, considérant no 33).

Ou encore, en faisant bénéficier les donataires et héritiers de biens professionnels d'un abattement de 50 % sans exiger qu'ils exercent des fonctions dirigeantes au sein de l'entreprise et en étendant cet avantage aux transmissions par décès accidentels d'une personne âgée de moins de cinquante-cinq ans, « la loi a établi vis-à-vis des autres donataires et héritiers des différences de situation qui ne sont pas en relation directe avec l'objet d'intérêt général » consistant à assurer la pérennité des petites et moyennes entreprises (CC no 95-369 DC 28 décembre 1995, Rec. 257, considérant no 10).

3. La décision no 96-385 DC du 30 décembre 1996 (Rec. 145) a censuré une différence de traitement sans rapport avec l'objet de la loi, dans des conditions qui éclairent particulièrement le texte examiné (considérants 2 à 8).

La loi de finances pour 1997 avait, pour le calcul de l'impôt sur le revenu, limité le plafond de la réduction d'impôt accordée jusque-là uniformément aux contribuables veufs, célibataires et divorcés, à 13 000 F pour les seuls contribuables célibataires et divorcés, alors que les veufs bénéficiaient d'un plafond de 16 200 F ; elle avait étendu le plafonnement de 13 000 F aux contribuables célibataires et divorcés lorsqu'ils ont adopté un enfant ; le plafond de 13 000 F devait être abaissé à 10 000 F à compter de l'imposition des revenus de 1997.

Les auteurs de la saisine ont allégué qu'à charge familiale strictement égale un contribuable célibataire ou divorcé serait traité plus défavorablement qu'un contribuable veuf ; que la différence de situation qui le distingue ne saurait être considérée comme comportant une justification au regard de l'objet du quotient familial ; qu'en conséquence les dispositions contestées étaient contraires au principe d'égalité.

Le Conseil constitutionnel a considéré que ces dispositions s'inscrivaient dans le cadre d'une réforme de l'impôt sur le revenu que le législateur a entendu mettre en oeuvre à l'occasion de la loi de finances pour 1997, notamment en réexaminant certaines réductions d'impôt comportant des avantages qui ne lui paraissaient pas justifiés.

Le Conseil a considéré « toutefois, qu'au regard de la demi-part supplémentaire qui leur est accordée, les contribuables veufs, divorcés ou célibataires ayant élevé un ou plusieurs enfants sont placés dans une situation identique ; qu'en effet l'octroi de cet avantage fiscal est lié pour l'ensemble d'entre eux à des considérations tirées à la fois de l'isolement de ces contribuables et de la reconnaissance de leurs charges antérieures de famille » ; « dès lors, qu'en limitant aux seuls divorcés et célibataires l'abaissement du plafond de la réduction d'impôts résultant de l'octroi de la demi-part supplémentaire accordée dans des conditions identiques aux veufs, divorcés et célibataires ayant élevé au moins un enfant, le législateur a méconnu le principe d'égalité devant l'impôt ».

4. Ce précédent est directement transposable à la différenciation du plafond des revenus à partir duquel est supprimé le versement des allocations familiales.

Il faut rappeler que les allocations familiales sont destinées à compenser les charges liées aux enfants.

Déjà la mise sous conditions de ressources du versement des allocations familiales est contestable au regard du principe fondamental reconnu par les lois de la République, de l'universalité des allocations familiales et au regard du principe d'égalité lui-même, les enfants constituant une charge pour toute famille, quelle que soit la situation de celle-ci.

A fortiori, la différenciation en fonction de l'origine des ressources, du plafond de ressources à partir duquel les allocations ne sont plus versées, viole le principe d'égalité.

La charge des enfants est la même pour un couple ou une personne seule qui dispose d'un même montant de revenus. Elle ne change pas selon qu'elle est supportée par un couple dont un seul membre ou les deux exercent une activité professionnelle ou par une personne seule : dans les trois cas, à montant de revenu égal et à nombre d'enfants égal, la charge familiale est la même.

Si le législateur entend limiter le versement des allocations familiales aux familles dont le revenu ne dépasse pas un certain plafond, il ne peut fixer un plafond différent en tenant compte de circonstances qui sont sans rapport direct avec la charge qu'entraîne la présence d'enfants.

5. On peut transposer en l'espèce les considérants de la décision du Conseil constitutionnel du 30 décembre 1996.

Le législateur doit fonder son appréciation sur des critères objectifs et rationnels en fonction des buts qu'il poursuit.

Les dispositions contestées s'inscrivent dans le cadre d'une réforme de la protection sociale qu'il a entendu mettre en oeuvre à l'occasion du vote de la loi de financement de la sécurité sociale pour 1998 ; il a décidé de réexaminer les conditions d'octroi des allocations familiales qui ne lui paraissent plus véritablement justifiées.

Toutefois, au regard des allocations familiales accordées pour compenser les charges d'enfants, les personnes disposant d'un même montant de revenus et élevant le même nombre d'enfants sont placées dans une situation identique, qu'elles vivent en couple ou vivent seules ou que, vivant en couple, un seul membre ou les deux membres du couple exercent une activité professionnelle ; en effet, l'octroi des allocations familiales est lié pour l'ensemble d'entre eux à des considérations tirées de leurs charges de famille.

Dès lors, en majorant le plafond à partir duquel les allocations familiales ne sont plus versées, lorsque chaque membre du couple dispose d'un revenu professionnel ou lorsque la charge des enfants est assumée par une personne seule, le législateur a méconnu le principe d'égalité (ainsi que l'a indiqué Mme Christine Boutin dans son exception d'irrecevabilité, Assemblée nationale, séance du 25 novembre 1997, p. 6264).

Par ailleurs, si le souci du Gouvernement est de faire des économies, encore faudrait-il que l'effort demandé aux différentes catégories de personnes appelées à faire un effort soit également réparti en tenant compte de leurs facultés, conformément à la décision no 85-200 du 16 janvier 1986 du Conseil. Or, à revenu égal (par exemple 40 000 F mensuel), une famille de deux enfants ne fera un effort que de 671 F par mois alors que cet effort sera de 3 252 F par mois pour une famille élevant cinq enfants et ayant de ce fait une faculté contributive inférieure. La mise sous conditions de ressources des allocations familiales a, pour les familles, un effet confiscatoire d'autant plus fort que leur faculté contributive est diminuée par le nombre d'enfants qu'elles ont à charge. Elle est donc clairement contraire au principe d'égalité devant les charges publiques.

L'alinéa 3 de l'article L. 521-1 nouveau que l'article 23 de la loi de financement de la sécurité sociale introduit dans le code de la sécurité sociale est donc contraire à la Constitution.

Cette violation de la Constitution affecte l'article 23 tout entier.