III. - La mise sous conditions de ressources
des allocations familiales
7. Les dispositions de l'article 23 mettant sous conditions de ressources les allocations familiales sont entachées de plusieurs irrégularités.
8. 1o La méconnaissance d'un principe fondamental reconnu par les lois de la République.
Il a été maintes fois affirmé que le versement d'allocations familiales sans conditions de ressources était, en quelque sorte, la traduction du principe supérieur dit de « l'universalité des allocations familiales » et selon lequel la présence d'enfants dans un foyer détermine l'attribution d'allocations familiales, quels que soient le statut et la situation des parents.
Dans la mesure où un tel principe ne peut trouver un fondement dans l'un des trois textes de ce qu'il est convenu d'appeler le bloc de constitutionnalité - à savoir la Constitution du 4 octobre 1958, la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et le préambule de la Constitution de 1946 - force est de se tourner vers le quatrième élément de ce bloc, c'est-à-dire les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République.
La question est de savoir cependant si le principe dit de « l'universalité des allocations familiales » peut être qualifié de principe fondamental reconnu par les lois de la République au regard des conditions posées par la jurisprudence du Conseil constitutionnel, notamment dans sa décision no 88-244 DC du 20 juillet 1988 (pour son dernier état, cf. Les Grandes Décisions du Conseil constitutionnel, 9e éd., p. 264).
9. Le principe d'universalité des allocations familiales est d'abord consacré par une loi du 11 mars 1932 (JO du 12 mars 1932, p. 2626) généralisant les allocations familiales et donnant une nouvelle rédaction aux :
Article 74 (a) du code du travail :
« Tout employeur occupant habituellement des ouvriers ou des employés de quelque âge et de quelque sexe que ce soit, dans une profession industrielle, commerciale, agricole ou libérale, est tenu de s'affilier à une caisse de compensation ou à toute autre institution agréée par le ministre du travail, constituée entre employeurs en vue de répartir entre eux les charges résultant des allocations familiales prévues par le présent chapitre... »
Article 74 (b) du code du travail :
« Les allocations familiales sont dues pour tout enfant ou descendant légitime, reconnu ou adoptif, et pour tout pupille, résidant en France, à la charge de l'ouvrier ou de l'employé... »
Il apparaît ainsi très nettement que le bénéfice des allocations familiales est accordé pour tout enfant sans aucune autre condition.
Le principe a été confirmé quelques années plus tard par l'important décret-loi du 29 juillet 1939 relatif à la famille et à la natalité pris en application de la loi du 19 mars 1939 « tendant à accorder au Gouvernement des pouvoirs spéciaux » jusqu'au 30 novembre de la même année. Le « rapport au Président de la République » qui précède la centaine d'articles contenus dans ce texte donne toute son ampleur à ce qui constitue une véritable charte de la politique familiale.
Il est repris dans le texte de base qu'est l'ordonnance du Gouvernement provisoire de la République française en date du 4 octobre 1945 qui instaure en France le régime général des allocations familiales :
« Art. 1er. - Il est institué une organisation de la sécurité sociale destinée à garantir les travailleurs et leurs familles contre les risques de toute nature susceptibles de réduire ou de supprimer leur capacité de gain, à couvrir les charges de maternité et les charges de famille qu'ils supportent.
« L'organisation de la sécurité sociale assure dès à présent le service des prestations prévues par les législations concernant les assurances sociales, l'allocation aux vieux travailleurs salariés, les accidents du travail et les maladies professionnelles et les allocations familiales et de salaire unique aux catégories de travailleurs protégés par chacune de ces législations dans le cadre des prescriptions fixées par celles-ci et sous réserve des dispositions de la précédente ordonnance.
« Des ordonnances ultérieures procéderont à l'harmonisation desdites législations et pourront étendre le champ d'application de l'organisation de la sécurité sociale à des catégories nouvelles de bénéficiaires et à des risques ou prestations non prévus par les textes en vigueur. »
La loi de 1932 répond évidemment à la première exigence.
10. Le décret-loi de 1939 peut être considéré aussi comme satisfaisant à la première condition, à savoir être une « loi de la République ». En effet, intervenant dans le domaine législatif en vertu d'une habilitation, il s'agit d'un texte ayant force de loi.
De même, les ordonnances prises par le Gouvernement provisoire de la République française, sous la signature du général de Gaulle, après « le rétablissement de la légalité républicaine » sont reconnues, sans discussion, comme étant des textes législatifs et ayant comme tels force de loi (cf., en ce sens, L. Favoreu, « Les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République », in La République en droit français, Economica PUAM, 1996, p. 23JS, et aussi in Le Discours d'Epinal, Economica PUAM, 1997, p. 79 »).
11. Il doit s'agir de « lois de la République » intervenues avant le 27 octobre 1946 (Décision du Conseil constitutionnel du 20 juillet 1988 précitée).
C'est bien évidemment le cas s'agissant de la loi du 11 mars 1932, du décret-loi de 1939 et de l'ordonnance du 4 octobre 1945 : la deuxième condition est donc remplie.
12. Le principe n'a pas connu d'exception, non seulement avant le 27 octobre 1946 - ce qui est la troisième condition exigée (no 88-244 DC, § 12) - mais, même après cette date, car si d'autres prestations familiales ont été mises peu à peu sous conditions de ressources, le système initial a été maintenu pour les allocations familiales.
13. Le principe de l'universalité des allocations familiales revêt un caractère suffisamment général et non contingent pour être considéré comme un principe fondamental reconnu par les lois de la République (comme il est exigé dans la décision no 93-32 DC du 20 juillet 1993, § 18, à propos d'un prétendu principe d'« automaticité d'acquisition de la nationalité »).
Ceci ressort à l'évidence de la lecture des trois textes républicains de 1932, 1939 et 1945 et est parfaitement exprimé dans le rapport exposé des motifs précédant le décret-loi de 1939 :
« Il nous est apparu que les pouvoirs publics failliraient à leur mission s'ils ne se préoccupaient pas de soutenir les familles nombreuses du point de vue matériel et de protéger la cellule familiale du point de vue moral.
« Ce concours et cette protection ne portent atteinte en aucune façon à l'indépendance morale de la famille, laquelle, nous en sommes fermement convaincus, ne saurait s'épanouir que sous le signe de la liberté.
« ... L'aide à la famille est égale pour tous les Français, à quelque classe qu'ils appartiennent ; elle est due, en contrepartie, à la contribution solidaire de tous les Français, quelle que soit leur profession.
« ... Les enfants constituent la part la plus importante du patrimoine national : il est donc juste que chaque individu participe aux frais de leur entretien ; le fondement des ressources destinées à faire face aux allocations familiales est, par conséquent, constitué par les cotisations, les caisses en fixent le taux en fonction des charges résultant des allocations qu'elles versent : les personnes sans enfant participent ainsi indirectement aux dépenses des familles nombreuses. »
14. Toutes les conditions sont donc réunies pour que soit admise par le Conseil constitutionnel l'existence d'un principe fondamental reconnu par les lois de la République.
Certes, le juge constitutionnel a une attitude habituellement restrictive en matière d'admission de nouveaux principes fondamentaux reconnus par les lois de la République ; et on pourrait même ajouter qu'il n'a, jusqu'ici, jamais consacré un principe fondamental reconnu par les lois de la République en matière de droits sociaux. Mais, ainsi qu'il a pu être précédemment remarqué (in Les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République précités), rien ne s'oppose à une telle reconnaissance, et le Conseil constitutionnel peut parfaitement innover en procédant à celle-ci dans un domaine nouveau, car la République - et notamment la IIIe - a incontestablement grandement contribué à une promotion des droits sociaux, et cela dès la fin du xixe siècle.
En outre, comme l'a très justement souligné le président de la commission des lois du Sénat « le droit aux allocations familiales », au-delà d'un principe fondamental reconnu par les lois de la République, « depuis 1946, s'ancre sur la Constitution elle-même, plus précisément sur deux alinéas du Préambule de la Constitution de la IVe République : les alinéas 10 et 11 » (dont il sera question à nouveau plus loin).
On peut dire en effet soit que les dispositions précitées du Préambule de 1946 confortent le principe fondamental reconnu par les lois de la République, soit même, comme le dit M. Larché, qu'elles s'y substituent (JO, Débats, Sénat du 4 novembre 1997, p. 3227).
15. En mettant les allocations familiales sous condition de ressources la loi exclut un certain nombre de familles du bénéfice de ces allocations et porte donc atteinte à l'universalité des allocations familiales protégée par un principe fondamental reconnu par les lois de la République.
Mais on peut aussi estimer qu'elle méconnaît les alinéas 10 et 11 du Préambule de la Constitution de 1946.
16. 2o Les dispositions critiquées ne sont pas compatibles avec les alinéas 10 et 11 du Préambule de la Constitution de 1946.
Existe-t-il un « droit aux allocations familiales » comme il existe un droit à la protection de la santé ou un droit à l'instruction ?
Le président de la commission des lois du Sénat l'affirme (cf. supra), et l'on peut trouver de bonnes raisons de le suivre dans cette voie, surtout si l'on rapproche et lie le principe fondamental reconnu par les lois de la République consacrant l'universalité des allocations familiales et les deux alinéas 10 et 11 du Préambule de 1946.
En effet, si l'on considère que l'alinéa 10 (« La Nation assure à l'individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement... ») et l'alinéa 11 (« La Nation garantit à tous, notamment à l'enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs... ») définissant de manière générale la prise en charge par la Nation de la protection de la famille et des enfants, on peut estimer que le principe d'universalité des allocations familiales s'inscrit dans ce cadre général et contribue à rendre effectifs les principes proclamés.
Alors surtout que si l'on se réfère à la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, qui constitue la première partie du projet de Constitution d'avril 1946, on constate que l'article 24 affirme :
« La Nation garantit à la famille les conditions nécessaires à son libre développement. Elle protège également toutes les mères et tous les enfants par une législation et des institutions sociales appropriées. »
17. On peut considérer aussi que ce « droit aux allocations familiales » est la contrepartie de l'aide apportée à la Nation par les familles avec enfants.
C'est ce qui est dit, en d'autres termes, dans l'exposé des motifs (« rapport au Président de la République ») du décret-loi de 1939 : « L'aide à la famille est égale pour tous les Français. Les enfants constituent la part la plus importante du patrimoine national ; il est juste que chaque individu participe aux frais de leur entretien. »
C'est le but général de la législation sur les allocations familiales dans notre tradition républicaine. Les familles qui élèvent plusieurs enfants doivent recevoir une aide de la Nation parce qu'elles contribuent ainsi à assurer l'avenir de la collectivité, notamment en permettant que les actifs succèdent à ceux qui partiront à la retraite et assurent la production de biens et de services nécessaires ainsi que le paiement des pensions des retraités.
Il n'est pas question ici de « justice distributive » (qui conduirait à établir une distinction entre familles riches et familles pauvres) mais en quelque sorte de « justice contributive » (qui est étrangère à toute distinction). Cela conduit évidemment à examiner de manière encore plus attentive l'application du principe constitutionnel d'égalité en matière d'allocations familiales.
18. 3o La mise sous conditions de ressources des allocations familiales est contraire au principe constitutionnel d'égalité.
La nouvelle loi, en rompant avec le principe d'universalité des allocations familiales, introduit donc une inégalité entre les familles qui continueront à percevoir les allocations familiales et celles qui en seront désormais privées parce que leurs ressources atteignent ou dépassent un certain plafond. Ces nouvelles dispositions sont-elles conformes au principe constitutionnel d'égalité ?
A vrai dire, la question ne peut se poser que si l'on écarte l'application du principe d'universalité des allocations familiales. C'est pourquoi elle n'est examinée qu'en dernier lieu.
Selon la jurisprudence du Conseil constitutionnel, il n'est pas interdit au législateur de créer une différence de traitement au sein d'un même groupe - en l'espèce les familles avec enfants - et donc de déroger à l'égalité, mais à la condition que « la différence de traitement... soit en rapport avec l'objet de la loi qui l'établit » (voir par exemple, no 87-232 DC, 7 janvier 1988. Mutualisation de la CNCA, Recueil de jurisprudence constitutionnelle, I. 317 ; 91-302 DC, 30 décembre 1991, Lois de finances pour 1992, RJC I. 476).
Ainsi, dans cette dernière affaire, le juge constitutionnel invalide une disposition établissant une discrimination entre les donations passées devant notaire et les autres donations au motif que ladite disposition, dont « l'objet est d'ordre purement fiscal », est sans rapport avec le but de la loi qui est de favoriser la transmission des patrimoines du vivant de leur détenteur. De même, en 1995 (no 95-369 DC du 28 décembre 1995, Loi de finances pour 1996, RJC I. 646), va-t-il censurer la disposition d'une loi destinée à nouveau à favoriser la transmission d'entreprises au motif que l'allégement d'impôt accordé à ceux des héritiers non repreneurs de l'entreprise transmise est sans rapport avec le but de la loi (qui est de favoriser la transmission d'entreprises afin de préserver l'emploi). Enfin, en 1996 (no 96-385 DC, 30 décembre 1996, Loi de finances pour 1997), le Conseil constitutionnel a déclaré inconstitutionnelle la différence établie - du point de vue fiscal - entre les parents élevant seuls un enfant selon qu'ils étaient veufs, divorcés ou concubins, parce que la mesure était sans rapport avec l'objet de la loi.
19. En l'espèce, nous retrouvons le même cas de figure. En effet, le but poursuivi par la loi est social, s'agissant de la famille et des allocations familiales, mais le critère de différenciation de traitement est fiscal, car ce que cherche en réalité le Gouvernement, c'est à réduire le déficit de la sécurité sociale en économisant les sommes versées jusque-là aux familles dépassant un certain plafond de ressources.
Les précautions prises par le ministre de l'emploi et de la solidarité le 27 octobre 1997 à l'Assemblée nationale en réponse aux observations de M. Bourg-Broc (JO, Débats, Assemblée nationale, p. 4745) s'appuient significativement sur le premier état de la jurisprudence du Conseil constitutionnel en matière d'application du principe d'égalité (no 79-107 DC, 12 juillet 1979, RJC I. 73, à propos du paiement des péages du pont de l'île d'Oléron, dont étaient dispensés les riverains de ce pont) et non sur la jurisprudence la plus récente qui a établi des conditions plus restrictives. La position du Gouvernement est donc juridiquement peu solide, et c'est sans doute pourquoi il a accepté un amendement communiste précisant que la mise sous condition de ressources des allocations familiales avait un caractère « transitoire », car il a bien perçu que cette disposition à caractère fiscal s'insérait mal dans un ensemble à but social.
20. Par ailleurs, la rupture de l'égalité est caractérisée entre les familles mariées et les familles qui vivent en concubinage, à revenu égal, et pour un même nombre d'enfants.
En effet, les familles qui vivent en concubinage, dès lors qu'elles présentent des déclarations de revenus séparées, vont pouvoir se trouver en dessous du plafond de ressources et donc bénéficier du versement des allocations familiales, contrairement aux familles mariées dont la déclaration de revenus est commune. Cette situation a été largement évoquée lors des débats à l'Assemblée nationale (voir Débats, Assemblée nationale, 27 octobre 1997, M. Bourg-Broc, p. 4741).
21. 4o Cette disposition méconnaît le principe reconnu par le Conseil constitutionnel selon lequel à toute cotisation doit correspondre un droit potentiel à l'ouverture de prestations.
Ce principe a été reconnu dans une décision du Conseil constitutionnel du 13 août 1993 dans les termes suivants : « Considérant que les cotisations versées au régime obligatoire de sécurité sociale qui résultent de l'affiliation à ces régimes constituent des versements à caractère obligatoire de la part des employeurs comme des assurés ; que ces cotisations ouvrent vocation à des droits aux prestations et avantages servis par ces régimes. »
L'article 23 bafoue ce principe puisque les familles dont les revenus seront supérieurs aux plafonds n'auront plus un droit potentiel au versement de prestations.
22. 5o Violation des conventions internationales sur les droits de l'homme et les droits de l'enfant.
Si, depuis sa décision du 15 janvier 1975 (Interruption volontaire de grossesse, Les Grandes Décisions du Conseil constitutionnel, 9e éd., p. 305), le Conseil constitutionnel écarte régulièrement le moyen tiré de l'incompatibilité des dispositions législatives avec les engagements internationaux et, de manière plus précise, avec les normes européennes et communautaires, en revanche, dès lors que ces conventions internationales ont été dûment ratifiées et sont ainsi entrées dans l'ordre juridique interne, il peut être demandé aux juridictions judiciaires (Arrêt café Jacques Vabre, Cour de cassation, 24 mai 1975) et aux juridictions administratives (Arrêt Nicolo, Conseil d'Etat, 20 octobre 1989) de déclarer les dispositions législatives litigieuses incompatibles avec de telles conventions.
Ainsi donc, même si elle était adoptée et promulguée, la loi pourrait voir son application contestée au cas par cas.
23. 6o Les dispositions contestées ont pour effet de priver de garanties légales des exigences de caractère constitutionnel.
Le législateur ne peut diminuer les garanties dont est entouré un droit, en l'espèce le droit pour les familles avec enfants de bénéficier des allocations familiales (cf. Les Grandes Décisions du Conseil constitutionnel, p. 581). Certes, il peut modifier la législation antérieure et abroger un certain nombre de mesures ou garanties, mais à condition de les remplacer par des garanties équivalentes.