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Article (CONSEIL CONSTITUTIONNEL Saisine du Conseil constitutionnel en date du 25 février 1997 présentée par plus de soixante sénateurs, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, et visée dans la décision no 97-388 DC)

Article (CONSEIL CONSTITUTIONNEL Saisine du Conseil constitutionnel en date du 25 février 1997 présentée par plus de soixante sénateurs, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, et visée dans la décision no 97-388 DC)

IX. - Des avantages fiscaux contraires au principe

de l'égalité devant les charges publiques (art. 26)


L'article 26 de la loi complète l'article 83 du code général des impôts afin de rendre déductible du revenu brut du salarié les versements des salariés et les contributions complémentaires de l'employeur aux plans d'épargne retraite. Les sommes rendues ainsi déductibles sont plafonnées soit à 5 % du montant brut de la rémunération, soit 20 % du plafond annuel de la sécurité sociale. Lorsque ce plafond n'est pas atteint, la différence est reportable au cours des trois années suivantes.
L'avantage ainsi consenti aux salariés porte atteinte au principe constitutionnel de l'égalité devant les charges publiques tel qu'il résulte de l'article 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et au principe de la progressivité de l'impôt sur le revenu. Il n'est justifié par aucune considération tirée de l'intérêt général.
Aujourd'hui, sont déductibles de l'assiette de l'impôt sur le revenu les cotisations de sécurité sociale et les cotisations relatives aux régimes de retraite et de prévoyance complémentaire sous réserve, dans ces derniers cas, que l'affiliation aux régimes concernés soit obligatoire (art. 83 [2o] du code général des impôts).
Il n'est pas inutile de rappeler que, dans son principe, ce dispositif est très ancien puisqu'il remonte à la loi du 17 janvier 1917. La rédaction de l'actuel article 83 (2o) du code général des impôts, si elle est différente dans ses modalités pratiques, est rigoureusement identique dans son principe. Elle repose sur le fait que les cotisations en cause présentent un caractère obligatoire pour l'employeur et le salarié. Ne sont, par contre, pas déductibles les cotisations provenant de versements effectués librement par le salarié.
Ce dispositif est d'ores et déjà très favorable :
Il englobe des régimes qui ne sont pas généralisés (sécurité sociale,
régimes de retraite complémentaire ARRCO, AGIRC) et dont la mise en place est décidée librement par les entreprises ou les branches professionnelles, y compris, pour les entreprises, par simple décision unilatérale de l'employeur ;
Il est plafonné à un niveau très élevé (19 % de huit fois le plafond de la sécurité sociale, soit 250 252 F en 1997).
Dans la pratique, pour un salarié cotisant normalement aux régimes de retraite complémentaire (6 % à l'ARRCO et 16 % à l'AGIRC), disposant d'une couverture de prévoyance (décès, incapacité/invalidité, maladie, 4 % du salaire) et d'une couverture de retraite supplémentaire collective à adhésion obligatoire dans l'entreprise (cotisation de 4 % du salaire), il y avait, en 1995, réintégration de l'excédent dans l'assiette de l'impôt sur le revenu pour un salaire annuel supérieur à cinq fois le plafond de la sécurité sociale, soit, en 1995, près de 800 000 F (voir Retraites d'entreprise, p.
205 à 208, éditions Francis Lefebvre).
L'avantage supplémentaire accordé par la loi relative à l'épargne retraite est contraire au principe de l'égalité devant l'impôt à un double point de vue :
Il repose sur des décisions purement individuelles des salariés ; il ne s'agit plus, comme c'est le cas aujourd'hui, de déduire des cotisations qui constituent des charges s'imposant à l'entreprise et aux salariés, mais d'utiliser personnellement, dans un souci d'optimisation fiscale, un nouvel avantage ; n'utiliseront et donc ne bénéficieront de ce dispositif que les salariés titulaires de revenus élevés ;
Il porte une sérieuse atteinte au principe de la progressivité de l'impôt sur le revenu ; hormis le fait qu'il profitera principalement aux salariés les plus aisés, le dispositif adopté par le législateur n'est plafonné qu'en apparence ; il dépend directement de la rémunération brute du salarié ; on assistera donc, pour les titulaires de hauts revenus, à des arbitrages entre ces salariés et leur employeur entre salaire direct et salaire différé ; le système qui s'applique aujourd'hui, s'il est avantageux, demeure plafonné même s'il est indexé sur l'évolution du plafond de la sécurité sociale ; en aucun cas, dans le système actuel, le salarié et son employeur ne sont maîtres du montant des sommes susceptibles d'être déduites ; il n'est pas inutile, de ce point de vue, de rappeler les termes de la décision du Conseil constitutionnel no 93-320 DC du 21 juin 1993 rendue à propos de la déductibilité de la CSG ; le Haut Conseil a jugé, à cette occasion, que s'il n'est pas nécessairement contraire au principe de l'égalité que le législateur, dans l'exercice des compétences qu'il tient de l'article 34 de la Constitution, rende déductible un impôt de l'assiette d'un autre impôt,
c'est à la double condition qu'« en allégeant la charge pesant sur les contribuables il n'entraîne pas de rupture caractérisée de l'égalité entre ceux-ci » et que la déduction demeure « partielle et limitée dans son montant par un mécanisme de plafonnement » afin de ne pas remettre en cause « le caractère progressif du montant de l'imposition globale du revenu des personnes physiques ». Aucune de ces deux conditions, et notamment la seconde, n'est ici remplie.
On rappellera, enfin, que la politique que le Gouvernement semble vouloir mener en matière d'impôt sur le revenu consiste à limiter, voire à faire disparaître le plus grand nombre d'avantages particuliers, l'élargissement d'assiette étant alors susceptible d'autoriser une baisse du taux d'imposition. On relèvera également que, dans un domaine voisin, la part employeur des cotisations AGIRC/ARRCO est la seule à échapper à la CSG et à la CRDS, la part employeur des cotisations de prévoyance et de retraite supplémentaire entrant dans l'assiette de ces deux impositions de toutes natures. Le Gouvernement, par la voie d'ordonnances, a, ici, manifesté une rigueur totalement absente de la loi relative à l'épargne retraite. Il y était encouragé par le 14e rapport au Président de la République du Conseil des impôts relatif à la CSG qui plaidait en ce sens. On mentionnera, enfin,
les conclusions du rapport au ministre du budget, Etudes des prélèvements fiscaux et sociaux posant sur les ménages (La Documentation française, 1996), de MM. Bernard Ducamin, Robert Baconnier et Raoul Briet. Dans ce rapport, les auteurs s'interrogent notamment sur les nouvelles formes de rémunération qui permettent d'éluder l'impôt ou le prélèvement social. Ils estiment que « si la protection sociale complémentaire déborde de sa vocation initiale pour devenir un instrument d'épargne salariale, il y a lieu de s'interroger sur la cohérence de ces exonérations avec celles d'autres dispositifs d'épargne salariale tels que l'intéressement, la participation ou le plan d'épargne d'entreprise qui bénéficient, pour leur part, d'exonérations de cotisations sociales et d'impôt sur le revenu ». L'adoption de la loi relative à l'épargne retraite ne manquera pas d'accroître encore un peu plus ces incohérences.
Dans la pratique, c'est sur l'ensemble des contribuables que se reportera une perte de recettes fiscales dont bénéficieront principalement, dans le cadre d'adhésions décidées par les seuls salariés ceux qui sont les mieux rémunérés (cadres supérieurs, dirigeants salariés des entreprises et,
notamment, des PME).
Un autre élément doit encore être souligné. Il tient au fait que certaines des opérations autorisées par la loi dans le cadre des plans d'épargne retraite ne sont pas des opérations de retraite, mais des opérations de placement. Le rapporteur du projet devant le Sénat a très clairement exprimé sa préférence pour ces dernières opérations. Il s'agit, notamment, des contrats d'assurance en unités de compte. Dans ce type de contrat, la rente ou le capital garanti ne sont pas exprimés en francs, mais en parts de SICAV, FCP ou actions qui sont représentatifs de l'unité de compte. Selon la valeur de l'unité de compte au moment de la demande de liquidation de la rente,
celle-ci sera plus ou moins importante. C'est l'assuré et non l'assureur qui supportera intégralement le risque de placement (voir sur ces contrats le Traité de droit des assurances, tome 1, no 479, J.-L. Bellando, commissaire contrôleur général des assurances, LGDJ, 1996).
Il ne s'agit plus d'opérations de retraite, mais d'opérations de placement. Le rapporteur devant le Sénat a très clairement exprimé le souhait que les plans d'épargne retraite prennent la forme de placements non garantis (Rapport no 124, p. 44-45). C'est d'ailleurs ce qui l'a conduit à proposer d'exclure les contrats qui offrent aux assurés une garantie minimale portant sur le montant de l'épargne accumulée. L'article 5, alinéa 2, se fait l'écho de cette préoccupation au travers de l'interdiction faite aux fonds d'épargne retraite de s'engager à servir des prestations définies.
Dans ces conditions, une partie importante des plans d'épargne retraite va prendre la forme d'une opération de placement tout en bénéficiant d'avantages fiscaux de même nature que ceux réservés, depuis 1917, aux opérations de retraite. Dès lors qu'il s'agit d'une opération de placement, la cotisation qui assure le financement du plan constitue un emploi du revenu. C'est évidemment le cas pour le salarié, mais également pour l'employeur qui, par le biais de ses abondements, doit être regardé comme prenant une part à sa charge pour le compte du bénéficiaire. Elle ne répond donc pas à la conception que le Conseil constitutionnel a développée en matière de cotisations sociales (voir les décisions no 93-325 DC du 13 août 1993 et no 94-357 DC du 25 janvier 1995). Selon le Haut Conseil, pour avoir la qualification de cotisations sociales, les cotisations versées aux régimes obligatoires de sécurité sociale doivent répondre aux deux conditions suivantes : être « des versements à caractère obligatoire de la part des employeurs comme des assurés » et ouvrir « vocation à des droits aux prestations et avantages servis par ces régimes » (décision no 93-325 DC).
La première de ces deux conditions fait, ici, défaut puisque les versements et abondements aux plans d'épargne retraite sont facultatifs (art. 6 de la loi). Par contre, la seconde condition conserve tout son intérêt pour des opérations de protection sociale à caractère facultatif, le législateur ayant lui-même affirmé à l'article 3 de la loi que tout plan d'épargne retraite ouvrait droit au paiement d'une rente viagère.
On rappellera, enfin, que le Conseil d'Etat a, de jurisprudence ancienne et constante, toujours refusé la déductibilité des cotisations qui prenaient la forme d'un emploi du revenu en vue d'une opération de placement (voir les conclusions du commissaire du Gouvernement Verny sous les arrêts d'assemblée nos 43-760 et 45-387 du 2 décembre 1983 et la jurisprudence antérieure citée, Droit fiscal, 1984, no 541, p. 435 et suivantes).
On ajoutera, enfin, qu'à la perte de recettes qu'occasionnent, pour le budget de l'Etat les dispositions de l'article 26 de la loi, il convient d'ajouter la compensation des pertes de recettes occasionnées à la sécurité sociale par l'article 27 de la même loi.
Les multiples atteintes au principe de l'égalité devant l'impôt que comporte l'article 26 de la loi relative à l'épargne retraite ne sont justifiées par aucun motif tiré de l'intérêt général. Bien plus, le principe de progressivité de l'impôt est méconnu et dans certains cas (contrats en unités de compte) l'adhérent ne sera pas assuré de percevoir une rente effectivement garantie par l'assureur. Il y a donc rupture caractérisée de l'égalité. Pour l'ensemble de ces raisons, l'article 26 de la loi relative à l'épargne retraite méconnaît l'article 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.