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Article (Observations du Gouvernement en réponse aux saisines du Conseil constitutionnel en date du 20 décembre 1995 et du 21 décembre 1995 par plus de soixante députés et plus de soixante sénateurs)

Article (Observations du Gouvernement en réponse aux saisines du Conseil constitutionnel en date du 20 décembre 1995 et du 21 décembre 1995 par plus de soixante députés et plus de soixante sénateurs)

A. - Le Conseil constitutionnel tient compte, lorsqu'il a à se prononcer sur un moyen tiré de la méconnaissance du droit d'amendement, tant du contenu des amendements en cause que des conditions générales du débat (décision no 93-329 DC du 13 janvier 1994). Autrement dit, un moyen tiré de l'atteinte au droit d'amendement ne saurait être accueilli lorsque ce droit a été utilisé dans des conditions abusives qui en dénaturent la signification
En l'espèce, le contexte dans lequel a été adoptée la loi d'habilitation ne peut que conduire à écarter le grief. Ce contexte est en effet marqué par une volonté d'obstruction, alors que l'adoption du texte avant la fin de l'année s'imposait pour des raisons d'intérêt général.
1. Il convient en effet de souligner que les opposants au texte ont délibérément utilisé l'amendement de façon massive et dans un but non dissimulé d'obstruction, se traduisant par une tentative de paralysie du fonctionnement régulier de l'institution parlementaire. On ne peut être indifférent à un tel contexte pour apprécier si la question préalable,
adoptée par le Sénat le 15 décembre, sur proposition de sa commission des affaires sociales, l'a été dans des conditions de nature à vicier de manière substantielle la procédure législative.
La dénaturation du droit d'amendement est déjà suffisamment classique pour qu'une thèse récente (M. Baufume, Le Droit d'amendement et la Constitution sous la Ve République, L.G.D.J., 1993) lui consacre un titre entier intitulé « L'abus du droit d'amendement l'obstruction » (pages 514 et suivantes).
Les textes qui, ayant donné lieu à plus de 1 000 amendements, relèvent, selon la typologie de cet auteur, de l'obstruction la plus caractérisée, sont à ce jour au nombre de cinq, y compris la loi déférée. L'obstruction maximale au Sénat a été atteinte lors de la discussion de la loi du 21 janvier 1994 relative aux conditions de l'aide aux investissements des établissements d'enseignement privés par les collectivités territoriales (3 391 amendements). Arrive en deuxième position, dans l'ordre de l'obstruction, la discussion en nouvelle lecture au Sénat de la loi du 28 décembre 1986 sur l'aménagement du temps de travail (2 832 amendements).
A ce compte, la loi déférée entre dans la catégorie de l'obstruction caractérisée et y occupe la troisième place : 2 805 amendements ont été déposés devant le Sénat, alors que la presse annonçait un millier de sous-amendements. Il est clair que leur dépôt n'avait d'autre projet que de paralyser l'exercice du pouvoir de délibération du Sénat, au regard des règles qui régissent les débats devant cette assemblée.
Le règlement du Sénat (art. 49-6) détermine en effet les conditions de discussion des amendements et articles additionnels de la manière suivante : « le signataire de l'amendement dispose d'un temps de parole de cinq minutes pour en exposer les motifs. L'orateur d'opinion contraire dispose du même temps. Les explications de vote sont admises pour une durée n'excédant pas cinq minutes. » Une discussion successive de chacun des amendements aurait donc nécessité 28 050 minutes, soit plus de 467 heures, en admettant que les cinq minutes prévues pour l'exposé de l'opinion contraire ne soient pas utilisées.
Compte tenu de l'organisation du travail parlementaire résultant de la récente révision constitutionnelle et de la limitation à neuf heures de la durée quotidienne des séances, il aurait donc fallu près de cinquante-deux jours de séances du Sénat pour débattre de tous les amendements. A raison de trois jours de séances par semaine, c'est dire que le débat se serait prolongé sur plus de dix-sept semaines, sans même prendre en compte le millier de sous-amendements annoncé.
Il se serait prolongé plus longtemps encore si l'on tient compte en outre de la nécessité, pour la Haute Assemblée, de poursuivre par ailleurs l'ensemble de sa mission, notamment en examinant d'autres textes.
Or, et contrairement à ce que soutiennent les sénateurs saisissants, la teneur de ces amendements ne permettait pas de les écarter par la voie de l'irrecevabilité : pour abusifs qu'ils aient été, ces amendements ne relevaient pas, pour la plupart, des dispositions de l'article 44, deuxième alinéa, du règlement du Sénat. Ainsi, toute une série d'entre eux se bornait à imposer le rappel explicite de dispositions ou de principes constitutionnels.
Aussi le recours à la question préalable, prévu par le troisième alinéa du même article, a-t-il été proposé au Sénat par sa commission des affaires sociales, dans des conditions qui ont été rappelées dans le rapport présenté le 18 décembre 1995 par la commission mixte paritaire (doc. A.N. no 2451 et Sénat no 145), et qui montre qu'avant de se résoudre, en dernier ressort, à utiliser la procédure critiquée, la majorité du Sénat s'était efforcée d'organiser, sur les articles, un débat d'une durée appropriée à la nature et à l'urgence du texte. La minorité a préféré persister dans la voie de l'obstruction.
2. Or les mesures de redressement de la sécurité sociale présentent un caractère incontestable d'urgence. Plusieurs d'entre elles doivent impérativement prendre effet dès le début de l'année 1996. Et d'évidentes raisons pratiques font obstacle à l'adoption de mesures rétroactives à une date qui s'éloignerait trop de celle à laquelle elles doivent prendre effet. Il est donc tout à fait justifié que, face à ces manoeuvres, le Sénat ait réagi en recourant au vote d'une question préalable.
L'institution parlementaire ne doit pas être laissée désarmée face à l'obstruction caractérisée. Il serait fâcheux, pour la démocratie représentative, que l'obstruction puisse se déployer sans frein en recourant à toutes les ressources de la procédure, alors que les rares moyens de procédure propres à lui faire échec seraient appréciés avec rigueur par le juge constitutionnel. Aussi celui-ci tient-il compte, comme il a été rappelé plus haut, de l'existence d'une atmosphère obstructionniste (no 93-329 DC du 13 janvier 1994).
C'est plus encore lorsqu'elle sévit au Sénat que l'obstruction doit être combattue :
- d'une part, parce que le Gouvernement n'y dispose pas des moyens que lui donne l'article 49 (3e alinéa) de la Constitution à l'Assemblée nationale ;
- d'autre part, parce qu'une obstruction victorieusement menée par une minorité de sénateurs dénaturerait tant le principe majoritaire que la forme de bicaméralisme voulue par la Constitution de 1958. Elle induirait dans les faits un « véto sénatorial minoritaire » enlevant, par exemple, toute portée utile à l'engagement de responsabilité devant l'Assemblée nationale.
Le dernier mot donné à cette assemblée deviendrait en effet sans objet si, au cas particulier, la procédure législative se déroulait au-delà même du délai dont le Gouvernement souhaite disposer pour mener à leur terme les réformes urgentes de la protection sociale qu'il a proposées au Parlement.
Plus généralement, les relations entre le Gouvernement et le Parlement ainsi que le travail parlementaire sont organisés par la Constitution de manière à permettre au Gouvernement de conduire et de mettre en oeuvre sa politique selon le calendrier imposé par les nécessités du moment, dès lors qu'il dispose de la confiance de l'Assemblée nationale. L'obstruction menée à son terme au Sénat mettrait en échec ces principes de base des institutions de la Ve République et battrait en brèche leur esprit.
B. - L'utilisation de la question préalable se justifie sur un second terrain et pour des motifs semblables à ceux qui ont reçu l'approbation du Conseil constitutionnel dans sa décision précitée du 8 novembre 1986
A cet égard, trois éléments essentiels doivent être mis en évidence.
1. En premier lieu, l'Assemblée nationale et le Sénat avaient adopté, les 15 et 16 novembre, à la suite de larges débats, une déclaration de politique générale sur la réforme de la protection sociale. Cette déclaration annonçait explicitement le dépôt d'un projet de loi autorisant le Gouvernement à prendre par ordonnances des mesures dont la finalité et les domaines d'intervention étaient précisément indiqués. La loi déférée est donc la traduction directe, au regard de l'article 38 de la Constitution, d'un programme qui a été expressément délibéré et approuvé par chacune des deux assemblées en application de l'article 49, alinéas 1 et 4, de la Constitution.
2. En deuxième lieu, l'adoption du projet selon la procédure du troisième alinéa de l'article 49 de la Constitution, lors de sa première lecture à l'Assemblée nationale, ne doit pas masquer le caractère effectif du débat auquel ce projet a donné lieu : plus de 37 heures y ont été consacrées et 77 amendements et sous-amendements ont été examinés, plusieurs d'entre eux ayant été acceptés par le Gouvernement et adoptés avec l'ensemble du texte. Lors de cette discussion, le contenu du texte, et notamment de chacune des dispositions de l'article 1er, a pu être largement débattu par l'opposition. Il est significatif à cet égard d'observer que l'ensemble des amendements présentés par l'opposition à l'Assemblée nationale et tendant à la suppression de chacun des alinéas de l'article 1er de la loi déférée ont été discutés et rejetés par cette assemblée.
3. En troisième lieu, l'examen du texte devant le Sénat a occupé, quant à l'adoption de la question préalable, plus de neuf heures réparties sur deux jours. On constate, par exemple, que ce texte a donné lieu, le 15 décembre, à une discussion très nourrie qui occupe au Journal officiel des débats de ce jour pas moins de vingt-deux pages du compte rendu de la séance. Lors de cette discussion, le contenu du texte a pu être abondamment débattu et critiqué par l'opposition.
En résumé, la loi déférée a été adoptée dans le respect de l'ensemble des dispositions constitutionnelles qui régissent le débat parlementaire et dans des conditions qui traduisent la volonté du Parlement de débattre, mais aussi de décider.