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Article (Décision n° 2005-0281 du 28 juillet 2005 portant sur la définition du marché des offres de gros d'accès large bande livrées au niveau national, sur la désignation d'un opérateur exerçant une influence significative sur ce marché et sur les obligations qui lui sont imposées)

Article (Décision n° 2005-0281 du 28 juillet 2005 portant sur la définition du marché des offres de gros d'accès large bande livrées au niveau national, sur la désignation d'un opérateur exerçant une influence significative sur ce marché et sur les obligations qui lui sont imposées)


Les incitations à pratiquer des tarifs d'éviction


Comme exposé dans la partie VI ci-dessous, confrontés à la perspective de pertes durables de part de marché globales sur les marchés du haut débit, les opérateurs historiques peuvent économiquement être incités à adopter des comportements anticoncurrentiels.
De fait, en France, les autorités de concurrence nationale et communautaire ont été amenées à intervenir à plusieurs reprises, entre 1999 et 2005, à la suite de saisines par des opérateurs alternatifs ou de leur propre initiative.
France Télécom est en effet structurellement incitée à maximiser la proportion d'accès large bande DSL qu'elle contrôle, en pratiquant des tarifs bas, voire d'éviction sur le marché de détail, à défaut sur le marché des offres de gros d'accès large bande livrées au niveau national, puis dans une moindre mesure sur le marché des offres de gros d'accès large bande livrées au niveau régional. France Télécom n'a en revanche aucune incitation à pratiquer des tarifs bas sur l'offre de gros dégroupage, dont l'utilisation laisse la plus grande partie de la chaîne de valeur à ses concurrents.
Comme l'a relevé le Conseil de la concurrence dans son avis n° 05-A-03 précité, « la maîtrise par France Télécom de la boucle locale et son intégration verticale donnent à l'opérateur historique un pouvoir de marché sur l'ensemble des marchés dépendant, en aval, de l'accès à cette infrastructure essentielle. France Télécom a donc la possibilité d'abuser de ce pouvoir de marché [...]. En particulier, un opérateur placé dans cette position peut, par le biais de subventions croisées ou de pratiques de ciseaux tarifaires, tenter d'évincer ses concurrents sur un marché sans consentir de pertes, c'est-à-dire en échappant à la qualification de prix prédateurs » (§ 24).
Au cours des dernières années, cette incitation s'est notamment traduite par des demandes d'homologation de baisses tarifaires pour l'offre d'accès large bande livrée au niveau national IP/ADSL, utilisée par Wanadoo, alors filiale de France Télécom, sans proposition de modification tarifaire homothétique des offres de gros livrées au niveau régional ou du dégroupage (cf. partie II-D-2-a [i]).
Cette incitation s'est encore manifestée à travers les délais de mise en place de l'offre ADSL Connect ATM livrée par France Télécom au niveau régional, résultant d'une injonction du Conseil de la concurrence (décision n° 2000-MC-01 en date du 18 février 2000), ou encore du non-respect de l'obligation de modifier l'offre de référence dégroupage.
A l'heure actuelle, le développement des offres de voix acheminées sur large bande, ainsi que le développement anticipé du dégroupage total, menacent de faire perdre à France Télécom le lien commercial à l'abonné final par l'intermédiaire de l'abonnement téléphonique, les revenus de l'abonnement lui-même et une partie de la valeur liée à l'acheminement des appels téléphoniques. Ainsi, afin de limiter le nombre d'accès totalement dégroupés, France Télécom sera fortement incitée à faire évoluer à la baisse les tarifs de son offre d'accès large bande livrée au niveau national.
Outre le fait que l'incitation économique de France Télécom à pratiquer des tarifs d'éviction sur le marché des offres livrées au niveau national perdure, elle pourrait même se renforcer à l'horizon de la présente analyse, dès lors que l'opérateur souhaiterait reconquérir des parts de marché sur le marché national.
Enfin, avant la réintégration de Wanadoo au sein de la société France Télécom, la séparation structurelle entre les deux entités impliquait une formalisation de leurs relations, notamment au travers de la communication financière de Wanadoo, afin de vérifier le respect du principe de non-discrimination.
Depuis la réintégration de Wanadoo, les conditions de transparence sur les cessions internes au groupe France Télécom se sont sensiblement dégradées. En effet, en l'absence de régulation sectorielle ex ante, les acteurs alternatifs et les autorités de concurrence ne disposent pas de moyens fiables et efficients pour déterminer les conditions techniques et tarifaires de ces cessions.
Comme l'a indiqué le Conseil de la concurrence dans son avis n° 05-A-03 précité, « la réintégration de Wanadoo au sein de sa maison mère, qui renforce encore l'intégration verticale du groupe France Télécom et les effets de sa présence sur l'ensemble des marchés des communications électroniques, rend plus que jamais impérative l'élaboration par France Télécom d'une comptabilité permettant d'évaluer séparément les coûts et les recettes propres à chaque marché pertinent ».
Ainsi, en l'absence de régulation sectorielle ex ante, les freins structurels et juridiques à la pratique par France Télécom de tarifs d'éviction, qui existaient ces dernières années, disparaîtraient en grande partie à l'horizon de la présente analyse des marchés.
Le Conseil de la concurrence dans son avis n° 05-A-03 susvisé a abouti à la même conclusion : « Les opérateurs tiers se sont heurtés dans leurs tentatives d'entrée sur les marchés de gros d'accès large bande DSL à de fortes barrières constituées par les prix relatifs de France Télécom sur ces marchés et sur celui du dégroupage. L'allègement de ces barrières a nécessité, outre la régulation spécifique du dégroupage prévue par la réglementation européenne et nationale, de multiples interventions du régulateur. Les prix relatifs de France Télécom sur les marchés de gros renforcent les barrières constituées par ailleurs par le coût de déploiement d'un réseau puisqu'ils en déterminent à tout moment la rentabilité. »


Les conséquences pour le marché de la mise en oeuvre
de tarifs d'éviction


Une baisse des tarifs de l'offre de gros IP/ADSL de France Télécom, répercutée sur le marché de détail, serait susceptible de limiter durablement l'extension du dégroupage et l'intensité concurrentielle. En effet, tant le déploiement de nouveaux sites de dégroupage que l'acquisition de nouveaux clients supposent des investissements importants, nettement supérieurs à 100 000 euros par nouveau site et à 100 euros par client, selon les estimations de l'Autorité. La poursuite du développement de la concurrence suppose que les opérateurs alternatifs estiment pouvoir disposer d'un retour raisonnable sur leur investissement initial, autrement dit pouvoir rémunérer leurs coûts complets de production avec une rémunération normale du capital investi.
Les différents modèles et évaluations des coûts complets de production rendus publics ou diffusés par l'Autorité laissent penser que les niveaux de tarifs actuels pratiqués par France Télécom sont d'ores et déjà proches, début 2005, du plancher compatible avec une poursuite des investissements dans le dégroupage. La pratique de tarifs d'éviction aurait pour effet de stopper l'investissement des opérateurs alternatifs dans la capillarité de leur réseau. Dans la mesure où le marché du haut débit connaîtra une croissance forte sur les trois prochaines années qui devrait ensuite se stabiliser, l'arrêt du déploiement des opérateurs alternatifs pourrait difficilement être rattrapé ultérieurement.
Le différentiel de tarifs entre les offres livrées au niveau régional, les offres livrées au niveau national et les tarifs pratiqués sur le marché de détail est faible. Si France Télécom baissait de 10 % à 20 % les tarifs de ses offres livrées au niveau national et conséquemment de détail, celles-ci ne seraient plus réplicables par les offres livrées au niveau régional. Les opérateurs alternatifs seraient alors contraints de limiter leurs zones de commercialisation aux seules zones dégroupées.
Ainsi, la pratique de tarifs d'éviction par France Télécom sur le marché des offres d'accès large bande livrées au niveau national, éventuellement répercutée sur le marché de détail, aurait pour premier effet de vider de son sens économique l'offre de gros d'accès large bande livrée au niveau régional.
Une telle limitation, sans même détailler ses conséquences négatives en termes d'aménagement du territoire, amputerait mécaniquement de plus d'un tiers le nombre de clients des fournisseurs d'accès à Internet et opérateurs alternatifs à la moitié des ménages adressables. Les conséquences en termes d'amortissement des coûts fixes (publicité audiovisuelle, système d'information) et de valorisation des sociétés, et donc de leur capacité à lever les capitaux nécessaires à leur développement, seraient importantes.
Il convient en outre de signaler que la régulation sectorielle, même renforcée, des marchés du dégroupage et des offres de gros d'accès large bande livrées au niveau régional est insuffisante pour pallier les effets de tarifs d'éviction au niveau national. En effet, si cette régulation sectorielle aura nécessairement un impact positif sur le marché des offres de gros livrées au niveau national, la suppression à ce stade du développement du marché de toute régulation sur ce dernier marché aurait pour conséquence, comme exposé ci-dessus, de vider de son sens la régulation réalisée sur les marchés amont.
C'est pourquoi, à titre transitoire et en continuité avec la pratique adoptée dans l'ancien cadre d'une régulation harmonisée et cohérente des trois marchés du haut débit (dégroupage, offres d'accès large bande livrées aux niveaux régional et national), il demeure encore nécessaire d'encadrer le marché objet de la présente analyse. Toute levée de la régulation ex ante apparaît prématurée et risquée en termes de développement d'une concurrence loyale et effective.
L'ensemble des éléments ci-avant amène à considérer, si le marché de gros des offres d'accès large bande livrées au niveau national n'était pas régulé pour la période couverte par la présente analyse de marché, que :
- l'incitation économique et structurelle de France Télécom à pratiquer des tarifs d'éviction, notamment au bénéfice de ses propres services, serait forte ;
- la pratique de tarifs d'éviction aurait pour effet de stopper l'extension géographique du dégroupage et de limiter la zone de concurrence effective à environ la moitié des ménages et entreprises ;
- l'arrêt du déploiement du dégroupage ne pourrait, dans un contexte de croissance moindre du marché et de positions commerciales établies, être aisément rattrapé ultérieurement par les acteurs alternatifs ;
- les fournisseurs d'accès à Internet et les opérateurs alternatifs devraient amortir durablement leurs coûts fixes sur une base de clientèle adressable deux fois plus limitée que celle de l'opérateur historique ;
- cette limitation constituerait un handicap majeur de moyen et de long terme, et obérerait les capacités du secteur à évoluer vers une situation de concurrence effective, loyale et pérenne.
L'évolution du marché vers une situation de concurrence effective et pérenne suppose donc le maintien d'une régulation ex ante sur la période couverte par la présente analyse de marché, sans quoi les caractéristiques du marché pourraient faire craindre une dégradation importante et durable de la situation concurrentielle qui commence seulement à se développer.


II-D-3. Troisième critère : l'efficacité relative du droit
de la concurrence et de la régulation ex ante


Le considérant n° 9 de la recommandation sur les marchés pertinents susvisée précise que le troisième critère qui doit permettre d'identifier un marché pertinent repose sur le constat de « l'incapacité du droit de la concurrence à remédier à lui seul à la ou aux défaillances concernées du marché ».
Dans les développements qui suivent, il sera ainsi montré que, s'agissant du marché des offres de gros d'accès large bande livrées au niveau national, les risques concurrentiels peuvent être plus efficacement traités par les mécanismes de la régulation ex ante que par l'application du droit commun de la concurrence.
L'objectif de la régulation des marchés de gros du haut débit (dégroupage, offres d'accès large bande livrées aux niveaux régional et national) consiste à assurer le maintien d'un espace économique suffisant entre les tarifs des offres de gros de France Télécom pour permettre le développement du dégroupage et des offres d'accès livrées au niveau régional. Comme développé précédemment, l'Autorité a ainsi eu à rendre des avis tarifaires défavorables afin de préserver cet espace. En outre, les nombreux contentieux examinés par les autorités de concurrence (cf. partie VI ci-dessous) démontrent la fragilité du marché et les tentations fortes pour France Télécom de pratiquer des tarifs d'éviction.
A ce propos, le Conseil de la concurrence note dans l'avis n° 05-A-03 susvisé que « le maintien d'un espace économique suffisant entre les différentes offres de gros de France Télécom, tel qu'il a été recherché jusqu'à présent par le régulateur, est toujours essentiel à l'entrée et au maintien des opérateurs tiers sur ces marchés » (17).
Or, en raison de l'influence significative qu'elle exerce sur le marché du dégroupage et le marché des offres d'accès large bande livrées au niveau régional (cf. décisions n° 2005-0278 et n° 2005-0275 de l'Autorité en date du 19 mai 2005 relatives à la définition et l'examen de l'influence significative des opérateurs présents sur les marchés de gros des offres d'accès à la boucle locale cuivre et sous boucle locale cuivre et des offres d'accès large bande livrées au niveau régional), l'Autorité estime que France Télécom est en mesure de réduire cet espace économique et d'évincer par voie de conséquence ses concurrents sur le marché des offres de gros d'accès large bande livrées au niveau national, dans la mesure où ces offres sont construites à partir du dégroupage et des offres livrées au niveau régional.
Cette approche est partagée par le Conseil de la concurrence qui relève, dans l'avis n° 05-A-03 précité, que « les parts de marché encore détenues par France Télécom, tant sur la collecte nationale (95 %) que sur l'accès livré en un point national (44 %), ainsi que sa position quasiment monopolistique sur les marchés avals du dégroupage et de l'accès régional, lui donnent la capacité de réduire ces espaces » (18).
Ainsi, en raison de la détention par France Télécom d'une infrastructure essentielle et de sa forte position sur les marchés du dégroupage et des offres d'accès large bande livrées au niveau régional ainsi que sur les marchés de détail, la seule intervention du droit de la concurrence, à travers l'interdiction de toute pratique anticoncurrentielle, n'est pas suffisante pour remédier aux défaillances du marché et favoriser le développement de la concurrence.
Au contraire, les techniques de la régulation ex ante qui font notamment appel aux mécanismes de la séparation comptable, de la publication d'une offre de référence ou encore de reflet des coûts pour les tarifs d'accès sont mieux adaptées pour pallier les défaillances du marché considéré.
L'intervention de l'autorité de concurrence peut en effet, pour des raisons liées aux modalités mêmes de sa mise en oeuvre, s'avérer moins adaptée que l'action entreprise par l'autorité sectorielle.
Ainsi, si le Conseil de la concurrence dispose de la faculté d'adopter dans des délais assez courts des mesures conservatoires consistant par exemple en la suspension de pratiques commerciales litigieuses sur les marchés de détail (19), ces mesures sont soumises à de strictes conditions.
Surtout elles sont insuffisantes pour définir et garantir à elles seules, sur les marchés de gros, les conditions permettant aux opérateurs concurrents d'agir sur les marchés de détail selon des modalités permettant le développement d'une concurrence effective et loyale.
A l'inverse, la définition de telles conditions relève plus certainement de la compétence du régulateur sectoriel et requiert à cette fin l'intervention de l'Autorité. Le Conseil de la concurrence signale dans l'avis n° 05-A-03 susmentionné que « la régulation ex ante des différentes offres de gros permettra comme elle l'a fait par le passé de maintenir entre elles les espaces économiques nécessaires au développement d'une concurrence effective » (20).
La pertinence de la régulation sectorielle est à nouveau mise en avant dans l'avis du Conseil lorsqu'il souligne que « la régulation ex ante peut permettre de poursuivre des objectifs plus larges que ceux recherchés par le droit de la concurrence, notamment quant à l'horizon temporel pris en compte » (21).
En outre, comme il a été évoqué, l'hypothèse d'une disparition des offres de gros d'accès large bande livrées au niveau national ne peut être écartée à court terme en l'absence de régulation, ce qui découragerait toute nouvelle entrée. Le marché se trouverait alors replacé dans une situation proche de celle qu'il a connue entre 1999 et 2004 où, en l'absence d'offre de gros, aucune entrée n'a été possible. Le 18 février 2000, le Conseil de la concurrence avait pourtant tenté de pallier cette situation, en imposant, à titre de mesure conservatoire, une offre de gros livrée au niveau régional, laquelle ne fut cependant effective d'un point de vue concurrentiel que quatre années après.
La jurisprudence française en matière d'octroi de mesures conservatoires s'est en outre récemment resserrée à la suite d'un arrêt de la cour d'appel de Paris en date du 29 juin 2004, qui semble rendre plus difficile une intervention du Conseil de la concurrence. L'Autorité relève à cet égard que, dans la même affaire, l'éventualité de l'imposition d'une offre de gros permettant aux fournisseurs d'accès à Internet de proposer de la télévision sur ADSL a été écartée par le conseil.
En outre, en mai 2004 (décision AOL), le Conseil de la concurrence a également refusé de suspendre, au stade des mesures conservatoires, des offres de France Télécom suspectées de générer des effets de ciseaux tarifaires.
Ainsi, il résulte de ce qui précède que, au regard des conditions actuelles imparfaites de fonctionnement du marché des offres de gros d'accès large bande livrées au niveau national, l'intervention de l'Autorité est pleinement justifiée.
Au total, l'intervention ex ante du régulateur sectoriel permet de remédier aux défaillances identifiées du marché en veillant à la réalisation des conditions nécessaires au développement d'une concurrence effective, en complément de la capacité d'action du Conseil de la concurrence sur les marchés de détail correspondants.