Article (CONSEIL CONSTITUTIONNEL Saisine du Conseil constitutionnel en date du 23 décembre 1996, présentée par plus de soixante députés, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, et visée dans la décision no 96-387 DC)
II. - Sur la violation du onzième alinéa du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 et du principe d'égalité de traitement
C'est précisément la démission du pouvoir législatif qui laisse un vaste champ ouvert aux discriminations territoriales : en l'absence de tout encadrement législatif, le pouvoir discrétionnaire d'appréciation laissé non seulement au Gouvernement, mais aussi, sur des points décisifs, aux autorités départementales - sans doute en contrepartie de l'absence de tout engagement financier de l'Etat - organise un dispositif incompatible tant avec l'exigence de solidarité nationale qu'impose le Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 en son onzième alinéa (« La nation [...] garantit à tous, notamment à l'enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle ») qu'avec le principe constitutionnel d'égalité devant la loi qui impose que les différences de protection des personnes âgées contre les risques induits par la dépendance selon le département où elles résident ne soient pas disproportionnées avec les différences de situations qui les séparent au regard de critères nationaux clairs et précis (relatifs notamment aux conditions d'accès à la prestation en cause).
L'article 3 de la loi déférée habilite ainsi le seul président du conseil général, après avis du maire de la commune de résidence du bénéficiaire mais sans l'intervention d'aucune autorité ou service de l'Etat, à accorder le bénéfice de la prestation spécifique dépendance. Et si l'article 4 prévoit que les conventions passées « pour l'instruction et le suivi de la prestation » par le département avec des institutions et organismes publics sociaux ou médico-sociaux doivent être conformes à une convention-cadre fixée par arrêté conjoint du ministre chargé des personnes âgées et du ministre chargé des collectivités territoriales, ladite convention-cadre n'aura qu'une portée procédurale et n'encadrera en rien le pouvoir discrétionnaire ainsi conféré à chaque président de conseil général. Il en résulte que l'octroi de la prestation spécifique dépendance ne dépendra que des orientations de telle ou telle majorité départementale, la solidarité nationale disparaissant au profit d'une action sociale « à la carte ».
Pis encore, aux termes de l'article 5 de la loi déférée, « le montant maximum de la prestation est fixé par le règlement départemental d'aide sociale », c'est-à-dire que la renonciation à l'exercice du pouvoir législatif ne profite ici mme plus au pouvoir réglementaire gouvernemental mais conduit à l'habilitation d'autorités locales seulement tenues au respect d'un minimum fixé par décret. C'est donc non seulement le pouvoir d'appréciation de chaque dossier individuel, mais même la réglementation de l'accès à la prestation qui, sur un point essentiel, est ainsi renvoyée au niveau départemental, c'est-à-dire abandonnée aux différences de conceptions politiques des élus locaux. La loi organise ainsi méthodiquement la discrimination territoriale au détriment des personnes âgées dépendantes. On comprend que les associations représentatives desdites personnes âgées aient demandé le retrait pur et simple du texte, qualifié par l'une d'elles de « loi de scandale et de déshonneur »...
Quant à l'article 23-III de la loi déférée, on a vu qu'il renvoyait finalement, compte tenu de la reprise de la rédaction sénatoriale par la commission mixte paritaire, le soin de déterminer la tarification des établissements accueillant des personnes âgées dépendantes aux règlements départementaux : il encourt dès lors, à l'évidence, le même grief que les articles précédemment évoqués.
Enfin, l'article 32 de la loi déférée pousse la méconnaissance du principe constitutionnel d'égalité de traitement jusqu'à décider le maintien, dans les douze départements concernés, du régime de la « prestation expérimentale dépendance » qui s'y applique déjà aujourd'hui, ce qui signifie notamment que dans ces douze départements le plafond de ressources pris en compte sera supérieur à celui que la loi déférée institue sur le reste du territoire,
alors que par hypothèse l'on ne sera plus dans une phase d'expérimentation et qu'à l'évidence la situation des personnes âgées concernées ne diffère pas,
au regard de l'objet de la loi déférée, d'un groupe de départements à l'autre.
Ainsi les variations, d'un département à l'autre, de la protection et des droits des personnes âgées dépendantes - variations que rien ne justifie au regard de l'objet de la loi déférée - prennent-elles une telle ampleur que c'est l'ensemble de ladite loi qui, eu égard au caractère essentiel des nombreuses dispositions dont l'inconstitutionnalité a été caractérisée,
appelle la censure.
C'est pour l'ensemble de ces raisons que les députés soussignés ont l'honneur de vous demander, en application du deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, de déclarer non conforme à celle-ci l'ensemble de la loi qui vous est déférée.
Nous vous prions d'agréer, Monsieur le président, Madame et Messieurs les conseillers, l'expression de notre haute considération.
(Liste des signataires : voir décision no 96-387 DC.)