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Article (CONSEIL CONSTITUTIONNEL Saisine du Conseil constitutionnel en date du 20 juillet 1995, présentée par soixante députés, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution et visée dans la décision no 95-365 DC)

Article (CONSEIL CONSTITUTIONNEL Saisine du Conseil constitutionnel en date du 20 juillet 1995, présentée par soixante députés, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution et visée dans la décision no 95-365 DC)

II. - Sur la violation de l'article 47 de la Constitution

et de l'article 2 de l'ordonnance organique du 2 janvier 1959


La confusion organisée des procédures est en l'espèce d'autant plus grave qu'elle s'accompagne d'une méconnaissance caractérisée de la distinction, de valeur constitutionnelle, entre les domaines respectifs de la loi de finances et de la loi ordinaire.
L'unique but de la proposition de loi déférée, cela vient d'être établi,
consiste à avancer de dix jours l'entrée en vigueur du relèvement du taux de la taxe sur la valeur ajoutée prévu par le projet de loi de finances rectificative.
Les termes de l'exposé général des motifs du projet de loi de finances rectificative comme ceux de l'exposé des motifs de son article 1er et ceux de l'exposé des motifs de la proposition de loi déférée concourent à confirmer ce qui découle de la lecture des dispositions en cause elles-mêmes: l'objet et la « cause » du dépôt de la proposition de loi ne consistent qu'à éviter de perdre quelques recettes supplémentaires correspondant à l'application de la différence entre l'ancien et le nouveau taux de T.V.A. à la matière imposable en août 1995. Il s'agit donc uniquement des recettes - et de l'équilibre - de l'exercice budgétaire en cours.
Les saisissants n'ignorent évidemment pas que le Conseil constitutionnel a déjà admis que des lois ordinaires intervenant en matière fiscale aient des répercussions budgétaires sur l'exercice en cours (Conseil constitutionnel no 91-298 DC du 24 juillet 1991, Rec. page 82, et Conseil constitutionnel no 84-170 DC du 4 juin 1984, Rec. page 45). Mais une chose est que, pour préserver l'intégrité de l'initiative parlementaire en matière fiscale, on admette ainsi qu'une réforme fiscale puisse avoir des effets budgétaires immédiats, une autre est que l'on autorise Gouvernement et majorité parlementaire à méconnaître sciemment et volontairement la distinction impérative entre loi de finances et loi ordinaire.
Cette distinction, qui résulte déjà incontestablement des termes des articles 39 et 47 de la Constitution (et l'on sait que l'article 47 s'applique aussi aux lois de finances rectificatives: Conseil constitutionnel no 86-209 DC du 3 juillet 1986, Rec. page 86), est essentiellement précisée par l'ordonnance no 59-2 du 2 janvier 1959 portant loi organique relative aux lois de finances, laquelle dispose d'abord que « les lois de finances déterminent (...) le montant (...) des ressources (...) de l'Etat compte tenu d'un équilibre économique et financier qu'elles définissent » (art. 1er,
alinéa 1), puis que « seules des lois de finances, dites rectificatives,
peuvent, en cours d'année, modifier les dispositions de la loi du finances de l'année » (art. 2, alinéa 6).
Il en résulte nécessairement, sauf à vider ces textes de valeur supralégislative de toute portée contraignante, qu'une loi ordinaire, même « fiscale », ne peut constitutionnellement avoir pour objet et a fortiori pour seul objet de modifier l'équilibre budgétaire de l'exercice en cours et, sur ce point de l'équilibre général comme sur celui de l'autorisation de percevoir les impôts à des taux donnés et précis, de modifier du même coup les dispositions de la loi de finances initiale.
Or les débats en séance plénière de l'Assemblée nationale, en première lecture, de la proposition de loi déférée ne laissent aucun doute sur l'indissociabilité de cette proposition et du « collectif budgétaire » dont elle n'a constitué que l'excroissance artificielle ainsi que sur le caractère de « loi de finances » qu'a présenté la proposition de loi dans l'esprit non seulement de ses auteurs mais encore du rapporteur général du budget, des membres du Gouvernement présents en séance et de l'assemblée tout entière.
Ainsi M. Jean-Pierre Thomas, qui est l'un des auteurs de la proposition de loi, a-t-il expliqué lors de la première séance du mercredi 12 juillet 1995 (Compte rendu analytique officiel, page 7): « Nous avons, avec cette proposition de loi, apporté un peu d'oxygène au collectif (...), nos amendements (...) n'ont d'autre objectif que d'améliorer le collectif ».
Intervenant en réponse aux amendements ainsi défendus, le secrétaire d'Etat au budget défend le texte... de la proposition de loi... non seulement comme s'il était celui du Gouvernement (ce dont témoigne d'ailleurs, très significativement, l'ensemble des interventions gouvernementales dans ce débat), mais encore et surtout comme s'il était... le « collectif budgétaire »: « vous avez mal lu. Le collectif est un effort de solidarité demandé à tous, y compris aux riches et aux entreprises (...). La majoration de cet impôt prévue dans le collectif revient à réduire l'avoir fiscal, cela va dans le sens de la solidarité » (idem, page 12: le secrétaire d'Etat ajoute que « ce collectif contient un programme d'économies très dur. Les maîtres mots de ce collectif, ce sont... », etc.). On notera au passage que la majoration à laquelle se réfère le secrétaire d'Etat est précisément celle qui ne figure plus dans le « collectif » parce qu'elle a été reprise dans la proposition déférée. La confusion organisée est assumée avec une tranquillité dont on ne sait s'il faut l'imputer au cynisme procédurier ou à la méconnaissance radicale des règles constitutionnelles et organiques.
Il y a plus, et pire. Certains députés ont proposé par voie d'amendement que la durée d'application de la majoration du taux de la T.V.A. soit explicitement prévue par la proposition de loi en cours de discussion.
Imperturbable, le secrétaire d'Etat suit sa logique et poursuit ses aveux involontaires: « Faut-il inscrire la date dans le texte? J'objecterai d'abord la règle de l'annualité » (idem, page 16). On reste sans voix devant le spectacle du Gouvernement de la République invoquant le principe de l'annualité budgétaire pour défendre... une proposition de loi. Mais l'ignorance, si confondante qu'elle soit, n'est pas dépourvue de cohérence... avec la réalité du détournement de procédure budgétaire que nul ne prend apparemment plus soin de dissimuler.
Le ministre de l'économie et des finances, sans doute soucieux de ne pas être en reste, intervient alors pour dissiper, si besoin en était encore,
toute ambiguïté: « Il est clair qu'il s'agit d'un effort exceptionnel (...). Il ne s'agit pas d'une recette supplémentaire permanente (...) je comprends votre désir de voir confirmer le caractère provisoire de cette augmentation de la T.V.A. » (idem, page 18). Le Gouvernement tient ainsi à parachever la démonstration de ce que la proposition de loi déférée ne porte aucune réforme fiscale « permanente »... ce qui serait incontestablement constitutionnel, même si ladite réforme commençait à s'appliquer en cours d'exercice budgétaire, mais modifie uniquement l'équilibre de la loi de finances de l'exercice dans les limites... du principe d'annualité budgétaire...
Le « bouquet final » est apporté par la contribution à ce débat surréel du rapporteur général du budget, lequel croit emprunter au secrétaire d'Etat une parade foudroyante aux amendements précités qui entendaient fixer un terme (postérieur à la fin de l'exercice 1995) à la majoration de T.V.A. instituée par la proposition de loi: « En vertu de l'ordonnance de 1959, le vote de la loi de finances est annuel. Les dispositions que nous votons maintenant concernent l'année 1995 et nous aurons à revoir à l'automne des mesures pour 1996 » (idem, page 18). Rappelons que ce rappel du droit positif s'insère dans la discussion non de la loi de finances rectificative (qui, il est vrai, aurait dû être discutée à ce moment précis de la session extraordinaire si l'ordre du jour n'avait pas été modifié quelques heures auparavant, ce qui peut expliquer en partie la confusion régnant dans l'esprit du rapporteur général du budget) mais d'une proposition de loi...
Il suffit de comparer ces déclarations avec les dispositions de l'article 2, alinéa 6, de l'ordonnance organique du 2 janvier 1959 pour mesurer la dérive véritablement sans précédent de l'organisation des débats parlementaires et la confusion des normes qui y préside d'un bout à l'autre de la procédure.
Comme il n'existe pas encore en droit français de « proposition de loi de finances rectificative », la proposition de loi déférée, qui ne constitue qu'une mesure budgétaire revendiquant ouvertement un caractère purement « temporaire » au nom du principe d'annualité des lois de finances et intéressant une décade de l'exercice budgétaire en cours, n'a pu être votée qu'en violation directe des dispositions constitutionnelles et organiques précitées.
Le détournement de procédure n'en est qu'aggravé.