Article (CONSEIL CONSTITUTIONNEL Saisine du Conseil constitutionnel en date du 19 décembre 1996 présentée par plus de soixante députés, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, et visée dans la décision no 96-385 DC)
III. - Sur l'article 24 quater de la loi déférée
Cet article institue pour 1997 une contribution exceptionnelle au budget de l'Etat (d'un rendement estimé à 1,6 milliard de francs) sur les excédents financiers des organismes paritaires collecteurs agréés pour recevoir les contributions des employeurs au titre de la formation professionnelle « en alternance ».
Or, le régime de la formation professionnelle en droit français, qu'il s'agisse de son organisation ou de son financement, se caractérise par la confiance que le législateur a constamment placée dans les partenaires sociaux : l'article L. 131-1 du code du travail, qui détermine « les règles suivant lesquelles s'exerce le droit des salariés à la négociation collective de l'ensemble de leurs conditions d'emploi et de travail, et de leurs garanties sociales », vise notamment, parmi ces dernières, la formation professionnelle, comme en témoignent explicitement les travaux parlementaires (voir notamment les explications en ce sens du ministre du travail au J.O.
des débats de l'Assemblée nationale du 15 mai 1971, page 1914).
C'est dire que la place ainsi ménagée par la loi à la négociation collective ne représente que la mise en oeuvre des dispositions du huitième alinéa du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, lesquelles ont précisément constitutionnalisé le droit des travailleurs à participer à la détermination collective de leurs conditions de travail. L'intervention du législateur s'est jusqu'à présent bornée à concilier le respect de cette norme constitutionnelle avec la promotion de l'intérêt général inspirant la politique publique d'incitation au développement de la formation professionnelle, les lois accompagnant tout en le régulant le développement des accords nationaux interprofessionnels puis de branches en ce qui concerne l'organisation de la formation - notamment en alternance - et les mécanismes de son financement qui en sont évidemment inséparables.
C'est tout l'équilibre de ce système de négociation collective qui est remis en cause par l'article 24 quater de la loi déférée. En privant d'une partie significative de leurs ressources les gestionnaires paritaires de la formation en alternance, cette disposition leur interdit d'exercer leur compétence constitutionnelle issue du huitième alinéa précité du Préambule.
Elle organise à cet égard une régression considérable des garanties financières de la libre administration de la formation professionnelle en alternance par les partenaires sociaux, laquelle est partie intégrante de la négociation collective des conditions de travail et de formation, et appelle dès lors la censure au titre de la jurisprudence dite du « cliquet anti-retour » (voir notamment Conseil constitutionnel no 89-259 DC du 26 juillet 1989, Rec. page 66), laquelle interdit au législateur de faire régresser les garanties d'exercice des libertés fondamentales reconnues par la Constitution à moins qu'un objectif de valeur constitutionnelle ne l'impose (ce qui n'est nullement le cas en l'espèce).
La spoliation ainsi organisée par le législateur constitue en outre une violation incontestable du principe de liberté contractuelle, lequel protège en la matière les partenaires sociaux contre toute remise en cause de la capacité de négociation, et du principe de confiance légitime, le prélèvement brutal de 40 p. 100 de leur trésorerie remettant en cause tout l'équilibre d'un système qu'ils gèrent avec l'accord des pouvoirs publics depuis plus d'un quart de siècle.
Alors que la contribution des entreprises au financement de la formation,
collectée par les organismes qui vont être soumis au prélèvement institué par la disposition déférée, ne présente un caractère ni fiscal ni parafiscal,
ladite disposition crée un impôt exceptionnel dont le taux exorbitant (40 p. 100) est manifestement confiscatoire... et dont l'assiette est établie selon un critère parfaitement discriminatoire : les organismes collecteurs de la contribution des entreprises au financement de la formation professionnelle étant transformés en auxiliaires du fisc, c'est en réalité sur les entreprises contributrices que pèse la charge du nouvel impôt ; or, toute entreprise qui choisira d'assurer elle-même la formation de ses salariés au lieu de verser la contribution en cause échappera du même coup à l'imposition nouvelle, alors que cette entreprise et celle qui au contraire contribue au financement de formations « externes » pour ses salariés ne sont pas placées dans des situations différentes au regard de l'objectif de développement de la formation professionnelle et ne sauraient dès lors être l'objet d'un traitement fiscal aussi fortement différencié sans rupture de l'égalité devant l'impôt.
Enfin, la législation existante organisait la régulation des flux financiers de la formation professionnelle en obligeant les organismes paritaires collecteurs agréés à ne pas conserver plus d'un an les sommes qu'ils collectent, lesquelles sommes ainsi centralisées par l'Agefal et affectées au financement des formations dans le cadre d'une procédure permettant un débat contradictoire sur l'emploi des fonds en cause. Au contraire, la disposition déférée décide de prélever autoritairement, forfaitairement et globalement 40 p. 100 de la trésorerie engendrée par cette collecte, sans prendre en compte les besoins de formation ni les moyens financiers nécessaires à leurs couverture. En finançant ainsi le budget général de l'Etat par un prélèvement massif et disproportionné sur une ressource affectée à un but spécifique d'utilité générale, le législateur a privé les bénéficiaires des stages de formation en alternance d'une part considérable des ressources permettant de les faire bénéficier de cette activité spécifique d'utilité générale et a dès lors violé le principe d'égalité devant les charges publiques (Conseil constitutionnel no 86-200 DC du 16 janvier 1986).
Dans ces conditions, l'article 24 quater de la loi déférée ne saurait échapper à la censure.