Article (Saisines du Conseil constitutionnel en date du 20 décembre 1995 et du 21 décembre 1995 présentées par plus de soixante députés et plus de soixante sénateurs, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, et visées dans la décision no 95-370 DC)
III. - Sur l'objet de la loi d'habilitation
Selon l'article 14 de la Déclaration de 1789, « tous les citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d'en suivre l'emploi et d'en déterminer la quotité, l'assiette, le recouvrement et la durée ».
Cet article donne donc aux citoyens seuls, ou éventuellement à leurs représentants, le pouvoir, notamment, de lever l'impôt. Il s'agit là d'un principe impératif, dont on sait l'importance historique qu'il a revêtue,
tant en France, où il a joué un rôle essentiel dans l'éclatement de la révolution même, que, par exemple, aux Etats-Unis d'Amérique qui sont nés précisément de cette revendication.
Or le Gouvernement, qui ne procède d'aucune élection, ne fait pas partie des représentants au sens de cet article, ni d'ailleurs au sens de l'article 3 de la Constitution. Il ne peut donc ni exercer seul un pouvoir fiscal, ni même, à cette fin particulière, recevoir une délégation qu'interdit explicitement la Déclaration de 1789.
Il importe de souligner que celle-ci, dans ses dix-sept articles, n'attribue expressément l'exercice d'une compétence, exclusive, que dans cette disposition, qui en retire donc un relief particulier et une force impérative irréfragable. Dans ses autres dispositions, en effet, la déclaration ne fait référence qu'à une norme - la loi le plus souvent - et, même lorsqu'il s'agit de cette dernière, le droit qu'elle attribue aux citoyens et à leurs représentants - car la seule mention qui est faite de ceux-ci figure à l'article 4 - n'est que celui de « concourir... à sa formation ».
L'article 14 est donc bien le seul qui réserve expressément un monopole de compétence aux citoyens ou à leurs représentants. Ces derniers ne peuvent y renoncer, fût-ce temporairement et quelle que puisse être la précision, au demeurant discutable (circonstance encore aggravante) comme on le verra plus loin, de l'habilitation à laquelle ils consentent.
A cela, on ne manquera pas d'objecter que l'article 38 n'exclut aucun champ d'habilitation. Mais une telle objection serait en l'occurrence irrecevable. En premier lieu, en effet, l'article 38 pose une règle générale, tandis que l'article 14 de la Déclaration de 1789 pose un principe spécial, dans un domaine spécial, particulièrement important. La règle spéciale déroge à la règle générale. Le monopole attribué à tous les citoyens ou à leurs représentants dans ce domaine précis déroge à la règle générale qui permet au Parlement, sans le borner a priori à aucun domaine, d'habiliter le Gouvernement à prendre des ordonnances.
Cela est d'ailleurs si vrai, en second lieu, que la situation créée par l'article 14 de la Déclaration de 1789 n'est pas unique, et que d'autres dispositions de valeur constitutionnelle pourraient également limiter les champs ouverts à l'habilitation de l'article 38. Il n'est que de songer, par exemple, aux articles 36, 46, 47 ou 53.
Le pouvoir fiscal ne peut donc être délégué ou, pour le dire autrement, la Constitution interdit toute expression provisoire, fût-elle acceptée par le Parlement, du domaine réglementaire dans la sphère fiscale. Cette règle ne connaît qu'une seule exception : celle qui résulte du troisième alinéa de l'article 47 de la Constitution. Et justement, cette exception confirme bien la règle puisque, pour y déroger, une disposition expresse a dû être introduite dans la Constitution.
Au demeurant, il n'est pas indifférent de souligner que si diverses lois d'habilitation ont pu autoriser le Gouvernement à instituer des prélèvements par ordonnances, il s'est agi, pratiquement toujours, de prélèvements sociaux, qui n'avaient pas un caractère fiscal.
En revanche, lorsqu'un tel caractère a pu être présent, vous n'avez pas été saisi du texte qui le rendait possible, comme par exemple dans la loi no 83-332 du 22 avril 1983, outre que la difficulté n'avait sans doute pas été aperçue à l'époque, vous n'aviez de toutes façons pas été saisis. Quant à l'autre loi d'habilitation à dimension fiscale, celle no 86-793 du 3 juillet 1986, elle vous avait certes été déférée, mais l'objection tirée de l'article 14 de la Déclaration de 1789 n'avait pas lieu d'être soulevée. En effet, le Gouvernement n'était habilité, par le 5o de l'article 2, qu'à alléger certaines impositions en vue de faciliter la création d'emplois. Or, du point de vue du principe constitutionnel résultant de l'article 14 de la Déclaration de 1789, une différence doit être faite entre l'allégement ou la suppression de la contribution d'une part et la création ou l'aggravation d'autre part. Dans les deux premiers cas, rien ne fait obstacle à une délégation. Dans les deux autres, seuls les citoyens ou leurs représentants ont le pouvoir de constater, consentir et déterminer la quotité, l'assiette, le recouvrement et la durée.
Ici, il ne fait aucun doute que l'article 1er de la loi qui vous est déférée, dans plusieurs de ses rubriques, prévoit la création de prélèvements dont certains, sinon tous, ont un caractère fiscal indiscutable. Et l'article 2 va jusqu'à donner des effets rétroactifs à certains de ces impôts gouvernementaux, contraires à l'un des principes les plus solidement établis du droit républicain.
Pour avoir gravement, à ce premier titre, méconnu l'article 14 de la Déclaration de 1789, plusieurs membres de phrases des articles 1er et 2 de la loi déférée n'échapperont pas à votre censure. Il s'agit de tous ceux qui,
expressément, prévoient l'institution, ou l'aggravation, par ordonnance de ressources de nature fiscale. Quant aux ressources sur la nature desquelles un doute peut exister, une stricte réserve d'interprétation suffira à interdire que soit créées ou aggravées celles qui ont une définition fiscale. Au demeurant, cette déclaration de non-conformité sera sans conséquences sur la situation des finances publiques ou du budget. S'il l'estime indispensable, en effet, le Gouvernement sera toujours en mesure de soumettre au Parlement, qui désormais continue de se réunir en session ordinaire, le ou les projets de loi nécessaires. Ces derniers, de surcroît, pourraient même être ainsi adoptés dans des délais plus brefs que ceux ouverts aux ordonnances.
Mais, surtout, seules des lois pourraient constitutionnellement prendre des mesures qui, comme il vient d'être démontré, ne sauraient en aucunes circonstances, autres que celles prévues par le troisième alinéa de l'article 47, résulter d'ordonnances.
Ainsi, en tout état de cause, la délégation du pouvoir fiscal au Gouvernement est-elle entachée d'une violation caractérisée du principe de nécessité de l'imposition énoncé par l'article 14 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.
Elle ne respecte d'ailleurs pas davantage le principe constitutionnel d'égalité de traitement, notamment en ce que le paragraphe 4o de l'article 1er de la loi déférée autorise le Gouvernement à instaurer un prélèvement spécial sur la part employeur des cotisations servant à financer les couvertures de prévoyance des salariés des entreprises, prélèvement qui non seulement alimentera le F.S.V. alors que son assiette est dépourvue de tout lien avec les missions dévolues à ce fonds (ce qui repose la question de sa « nécessité ») mais surtout rompt l'égalité entre les salariés dans la mesure où seront plus taxés ceux dont l'employeur prend plus largement en charge leur couverture de prévoyance, alors qu'au regard de l'objectif de modération de la consommation médicale cette différence de situations n'est en rien justificative d'une différence de taxation.