IX. - Sur l'article 53 (§ IV et V) de la loi
L'article 53 crée un fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante, afin de permettre l'exercice de la solidarité nationale à l'égard de ces victimes, fonds qui dispose de pouvoir d'investigation et d'évaluation des préjudices en vue de déterminer et proposer des indemnités.
Cet article dispose également que l'acceptation des indemnités de ce fonds vaut renonciation de toutes actions juridictionnelles en indemnisation ou en réparation.
Or, les délais de jugement définitif, les frais d'accès à la justice peuvent se révéler longs et coûteux. Les malades de l'amiante présentent des pathologies sérieuses pouvant entraîner un décès rapide. L'ensemble de ces éléments constitue autant de facteurs dissuasifs à la saisine de l'autorité judiciaire et pouvant inciter ces malades à l'acceptation d'une indemnisation plus rapide au préjudice de leurs droits.
En conséquence, il est manifeste que le dernier alinéa du IV et le V de cet article portent une atteinte substantielle au droit au recours juridictionnel effectif tel qu'il découle de l'article 16 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen et entravent les compétences générales que l'autorité judiciaire détient de l'article 66 de la Constitution et du principe général de la séparation des pouvoirs.
Or, dans sa décision no 96-373 DC, le Conseil constitutionnel affirme avec force ce principe du droit au recours qui, s'il peut et doit être encadré, ne saurait demeurer formel.
Depuis lors le Conseil constitutionnel a renforcé la protection de ce droit constitutionnel comme en témoigne, en dernier lieu, sa décision no 99-422 DC. Ainsi, le Conseil a rapproché sa jurisprudence de celle de la Cour européenne des droits de l'homme et, ce faisant, a conforté la sécurité juridique du droit français.
Or, les dispositions contestées du présent article 53 n'apparaissent pas compatibles avec l'article 6-I de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui dispose que « toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle ».
En l'espèce, la victime de l'amiante indemnisée par le fonds ne peut être « entendue équitablement », c'est-à-dire dans les mêmes conditions que celles ouvertes à tous les citoyens en cas de contestation sur les droits et obligations de caractère civil.
S'agissant de la réparation d'un préjudice, toute victime d'un accident du travail ou d'une maladie professionnelle se voit ouverte la possibilité d'engager des recours dans le cadre du contentieux général de la sécurité sociale prévu aux articles L. 142-1 et suivants du code de la sécurité sociale, soit dans le cadre de la procédure particulière en cas de faute inexcusable de l'employeur prévue à l'article L. 452-4 dudit code, soit encore en mettant en jeu la responsabilité civile de la personne responsable du dommage, directement ou à l'occasion d'une instance pénale.
Or, en l'espèce, le dernier alinéa du IV et le V de cet article s'analysent comme une « transaction » extinctive des recours judiciaires de droit commun.
Cette « transaction » apparaît incompatible avec l'article 6-I de la Convention européenne précitée au regard de l'interprétation qu'en donne la Cour européenne des droits de l'homme dans son arrêt Golder c. Royaume-Uni du 21 février 1975 dont la portée a été ultérieurement précisée par la Cour dans les termes suivants :
« Le droit d'accès aux tribunaux (...) se prête à des limitations » mais ces limitations ne doivent pas restreindre « l'accès ouvert à l'individu d'une manière ou à un point tel que le droit s'en trouve atteint dans sa substance même » ; pareille limitation « ne se concilie avec l'article 6-I que si elle tend à un but légitime et s'il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé ».
Or, en cas d'acceptation de l'offre du fonds, la restriction en matière de droits d'accès aux tribunaux de droit commun apparaît excessive par rapport à l'objectif recherché à travers la création du fonds.
Ce mécanisme de « transaction » juridique, s'il était concevable pour faciliter le règlement définitif de litiges relatifs à des dommages matériels, contrevient gravement aux droits des victimes dès lors qu'il s'agit de dommages corporels pouvant entraîner un décès prématuré.
S'il est vrai que le requérant conserve le droit de refuser une offre du fonds, l'avantage qu'il retire toutefois d'une indemnisation rapide en moins de six mois apparaît hors de proportion avec les inconvénients qui résulteraient pour lui de la poursuite des actions judiciaires compte tenu des aléas de la procédure, des lenteurs de l'appareil judiciaire et du risque d'une réduction sensible de son espérance de vie.
La victime, n'ayant que peu d'éléments d'information sur les conséquences de l'acceptation de l'offre du fonds, par rapport à l'indemnisation à laquelle elle pourrait prétendre en suivant les procédures d'indemnisation de droit commun, n'aura raisonnablement pas d'autre choix que celui d'accepter l'offre du fonds et renoncer à ses droits juridictionnels.
La création à l'article V d'une voie de recours « devant la cour d'appel dans le ressort de laquelle se trouve le domicile du demandeur » est une procédure spécifique exorbitante du droit commun, qui ne présente pas les mêmes garanties et les mêmes caractéristiques que les procédures d'indemnisation traditionnelles.
La disposition prévue par cet article doit donc s'interpréter comme une « transaction juridique forcée » contraire au principe de libre accès à la justice, tel qu'il a été appliqué aux victimes indemnisées par le Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et autres infractions, créé par la loi du 6 juillet 1990, et par le Fonds d'indemnisation des victimes d'une contamination par le virus du sida causée par une transfusion sanguine (FIVC), créé par la loi no 91-406 du 31 décembre 1991.
S'agissant du FIVC, la circonstance que la Cour européenne des droits de l'homme, dans l'arrêt « M. Daniel Bellet c. France » du 14 décembre 1995, ait condamné la France pour violation de l'article 6-I de la convention précitée ne saurait justifier par elle-même le maintien des dispositions en cause.
En effet, l'arrêt précité précise seulement que « le système (d'indemnisation des victimes du sida par voie de transfusion sanguine) ne présentait pas une clarté et des garanties suffisantes pour éviter un malentendu quant aux modalités d'exercice des recours offerts et aux limitations découlant de leur exercice simultané ».
Pour tenir compte de l'arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme, le Gouvernement n'était nullement dans l'obligation d'interdire l'introduction ou la poursuite d'actions juridictionnelles en réparation en cas d'acceptation de l'offre du fonds, mais il pouvait également autoriser, de manière expresse dans la loi, la possibilité d'une indemnisation parallèle par les instances judiciaires, étant entendu que, lorsque le juge est informé par l'une des parties au litige de ce que la victime ou ses ayants droit ont déjà été indemnisés du préjudice dont il demande réparation, il doit déduire d'office la somme ainsi allouée du montant du préjudice indemnisable.
Enfin, les dispositions du dernier alinéa de l'article IV et du V doivent être disjointes de l'article 53 car elles peuvent léser gravement les ayants droit de la victime de l'amiante indemnisée par le fonds.
En effet, le I de l'article 53 dispose que le bénéfice du fonds est ouvert non seulement aux victimes elles-mêmes, mais également à leurs ayants droit, sans préciser quelles catégories d'ayant droit sont visées.
Dans l'hypothèse où un ayant droit n'aurait pas obtenu d'indemnisation devant le fonds en même temps que la victime, l'acceptation préalable de l'offre du fonds par la victime rend « irrecevable toute autre action juridictionnelle future en réparation du même préjudice » : un ayant droit peut donc définitivement être lésé de son droit à réparation par la voie juridictionnelle à la suite d'une décision qu'il n'aurait pas prise.
Pour ces motifs, et pour tout autre qu'il plairait à votre Conseil de soulever d'office, les auteurs de la présente saisine demandent au Conseil constitutionnel de déclarer contraire à la Constitution la loi de financement de la sécurité sociale pour 2001, et notamment les articles 3, 4, 7, 14, 16, paragraphe IV, 18, 21, 24, 29, 44, 45, 45, paragraphe I à V, 49, 50 et 53, paragraphes IV à V.
(Liste des signataires : voir décision no 2000-437 DC.)