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Article (CONSEIL CONSTITUTIONNEL Saisine du Conseil constitutionnel en date du 28 décembre 1994, présentée par soixante députés, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, et visée dans la décision no 94-358 DC)

Article (CONSEIL CONSTITUTIONNEL Saisine du Conseil constitutionnel en date du 28 décembre 1994, présentée par soixante députés, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, et visée dans la décision no 94-358 DC)

B. - Sur la méconnaissance des principes de libre administration des collectivités territoriales d'égalité devant la loi et d'indivisibilité de la République ainsi que des dispositions de l'article 34 de la Constitution
Exemplaire, la loi déférée l'est encore en ce que le sujet sur lequel elle porte touche en presque tous ses points à la cohésion sociale, à la « territorialisation » du contrat social, c'est-à-dire en termes juridiques à la fois à la libre administration des collectivités territoriales et à l'égalité devant la loi. Dès lors, chaque substitution d'un discours imprécis à un énoncé normatif représente le plus souvent du même coup un abandon inconstitutionnel de compétence en ce que le législateur délègue, parfois implicitement mais nécessairement, au pouvoir réglementaire une faculté indéterminée d'arbitrage entre liberté et égalité. En d'autres termes, la plupart des dispositions déférées sont entachées à la fois de violation des principes de libre administration et d'égalité et de violation de l'article 34 de la Constitution par « incompétence négative », constitutionnalités interne et externe ne se laissant, comme souvent, pas séparer sans arbitraire.
Il convient tout particulièrement à cet égard de souligner à quel point la loi déférée organise un morcellement du territoire, voire met en place un véritable puzzle territorial d'une complexité sans précédent (voir par exemple l'art. 42, assez emblématique sur ce plan), au point qu'elle mériterait que son intitulé vise l'aménagement et le développement non pas « du » mais « des » territoires.
Non seulement le coeur de son dispositif, c'est-à-dire le réseau des directives territoriales d'aménagement, ne visera ni l'Ile-de-France, ni la Corse, ni les zones de montagne, ni celles du littoral, si bien que les citoyens-administrés seront inégaux devant les normes d'aménagement (les uns étant soumis au pouvoir réglementaire gouvernemental, les autres non, sans qu'aucune différence de situations réellement justificative puisse être ici invoquée), mais il faudra désormais ajouter aux niveaux, déjà fort nombreux en France, de décentralisation territoriale les « espaces régionaux » de l'article 68 de la loi déférée (dont la définition fait défaut alors que l'on a peine à croire que le terme de « région » ait été évité fortuitement),
voire les sept « espaces interrégionaux » apparus dans les travaux de la D.A.T.A.R. en cours d'élaboration du projet de loi (dont on peut imaginer qu'ils aient un rapport avec les précédents, sans pour autant en savoir davantage sur ce rapport), auxquels s'adjoindront les « zones d'aménagement du territoire », à ne pas confondre avec les « zones éligibles à la prime d'aménagement du territoire », les « territoires ruraux de développement prioritaire », qu'il faut nettement distinguer des « zones de revitalisation rurale », et encore les « zones urbaines sensibles », que l'on aura garde de ne pas identifier aux « zones de revitalisation urbaine », etc.
Encore ces quelques extraits de la loi déférée, auxquels hélas rien n'a été ajouté, sont-ils fort loin d'être exhaustifs, non seulement en raison d'autres clivages énoncés par tel autre article (voir par exemple les distinctions entre cantons selon la densité démographique, qui peuvent recouper toutes les classifications précédentes) et de l'entrecroisement des « schémas » sectoriels constitutifs d'une sorte de jungle technocratique (le fantasme du « jardin à la française » se retournant par son excès en son contraire), mais encore, plus subtilement et plus largement encore, par les effets de conventions dont le contenu n'est en rien encadré par le législateur (voir par exemple le paragraphe IV de l'article L. 510-1 du code de l'urbanisme tel qu'il résulte de l'article 41 de la loi déférée).
Cette « balkanisation » systématique des situations juridiques et financières des collectivités, des entreprises, des propriétaires, et plus généralement des administrés, porte une atteinte radicale et globale non seulement, comme on l'a dit, au principe d'égalité devant la loi (l'accumulation des différences de traitement finissant par obscurcir toute référence à la comparabilité des situations), mais aussi au principe d'indivisibilité de la République, lequel peut s'accommoder de modulations encadrées par des critères précis, mais non d'une accumulation de différenciations fondées sur des concepts flous qui ne garantissent aucune adéquation à des réalités clairement identifiables et ne posent aucune borne au différentialisme territorial.
C'est sous le bénéfice de ces observations générales que sera discutée ci-après la constitutionnalité de chacun des articles déférés.