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Article (CONSEIL CONSTITUTIONNEL Saisine du Conseil constitutionnel en date du 20 juin 1996, présentée par plus de soixante sénateurs, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, et visée dans la décision no 96-377 DC)

Article (CONSEIL CONSTITUTIONNEL Saisine du Conseil constitutionnel en date du 20 juin 1996, présentée par plus de soixante sénateurs, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, et visée dans la décision no 96-377 DC)

Sur l'article 10 :

Modifiant l'article 706-24 du code de procédure pénale, cet article a pour objet de permettre les visites, perquisitions et saisies de nuit.
Vous n'avez pas manqué de souligner que l'inviolabilité du domicile est l'un des aspects de la liberté individuelle (83-164 DC du 29 décembre 1983) et se trouve à ce titre élevée au rang de principe de valeur constitutionnelle.
De ce fait, l'inviolabilité du domicile ne peut connaître de dérogations que celles explicitement prévues par la loi, destinées à assurer le respect d'autres principes de même valeur - en l'occurrence ceux de la nécessaire répression pénale - et bénéficiant toujours des garanties que l'autorité judiciaire doit pouvoir apporter conformément à l'article 66 de la Constitution.
Mais, pour des raisons dont l'histoire a abondamment démontré la légitimité et l'importance, l'inviolabilité du domicile bénéficie d'une protection encore accrue pendant les périodes nocturnes.
De là l'article 59 du code de procédure pénale, qui interdit formellement que visites ou perquisitions puissent se dérouler entre 21 heures et 6 heures.
A ce stade, on se doit déjà de souligner que cette interdiction s'applique lors même que de telles visites ou perquisitions seraient opérées sur la décision et sous le contrôle de l'autorité judiciaire. Ici, il ne s'agit pas d'apporter des garanties en cas de violation, jugée légitime ou nécessaire,
du domicile, mais bien purement et simplement d'en bannir l'hypothèse.
Ce même article 59 plonge ses racines assez profondément dans notre histoire pour présenter tous les caractères d'un principe fondamental reconnu par les lois de la République, venant renforcer le principe général, constitutionnel également, de l'inviolabilité du domicile.
Certes, il envisage lui-même la possibilité d'exceptions, dès lors qu'elles sont prévues par la loi. Mais celles-ci appellent deux remarques.
En premier lieu, aucune de celles qui existent ou ont existé n'a jamais pu vous être déférée, de sorte qu'on est en droit de douter de leur constitutionnalité et, en conséquence, dans l'impossibilité d'exciper de l'existence de précédents conformes à la Constitution.
En second lieu, l'unique exception actuellement prévue est celle tenant à la flagrance. Elle s'explique et, au moins en large partie, se justifie par sa nature même.
En revanche, la novation tout à fait considérable qu'introduirait le texte déféré est celle consistant, indépendamment des hypothèses de flagrance, à permettre les visites domiciliaires de nuit dans le cadre de l'enquête préliminaire.
Ainsi donc, un des principes les plus essentiels, les plus anciens, les plus constants, qui procède de l'idée même de liberté individuelle et la caractérise, se trouverait atteint en dehors des seuls cas où une urgence impérative peut le justifier.
A cela, les auteurs du texte ont cru pouvoir opposer deux séries de considérations tirées l'une de l'utilité, l'autre des garanties offertes.
Elles ne sauraient évidemment convaincre.
a) Sur l'utilité en premier lieu, nul ne la conteste. En toute situation,
toute autorité ayant une mission à accomplir se trouve mieux de disposer de larges pouvoirs plutôt que de pouvoirs limités. Mais cet argument de l'utilité trouve une limite naturelle, heureuse et nécessaire dans le respect des principes de valeur constitutionnelle. Ces derniers ne peuvent jamais s'incliner. Tout au plus faut-il occasionnellement qu'ils s'harmonisent entre eux lorsque l'un, sauf à être lui-même indûment sacrifié, tempère nécessairement le jeu d'un autre avec lequel il est contradictoire.
Encore faut-il alors que cela réponde à une nécessité éprouvée,
indiscutable, et non à une simple utilité, voire une commodité. Nul ne conteste que le principe constitutionnel de liberté individuelle doive souffrir les atténuations de toutes sortes qu'imposent les principes,
également constitutionnels, de sauvegarde de l'ordre public et de répression des infractions.
Mais tel, à l'évidence, n'est nullement le cas en l'espèce.
Certes, le garde des sceaux n'a pas manqué, dans les débats (Sénat, séance du 1er février 1996, J.O.S., p. 373), d'invoquer un précédent dans lequel le renseignement obtenu dans le cadre d'une enquête préliminaire avait permis,
par une visite domiciliaire, d'appréhender des artificiers avant qu'ils n'aient pu transporter l'engin qu'ils venaient de confectionner. Et d'insister sur le fait que, par bonheur, tout cela s'était produit avant vingt et une heures, mais qu'il faut pour l'avenir envisager le cas où cela surviendrait de nuit.
A cela, il est aisé d'objecter, d'une part, que le droit applicable à la flagrance pouvait ne pas laisser la police sans ressources, d'autre part, que rien ne lui interdisait de surveiller les issues de l'immeuble et, soit d'y pénétrer à partir de six heures, soit de se saisir des malfaiteurs s'ils avaient prétendu en sortir durant la nuit. Techniquement, matériellement,
même dans une hypothèse de ce type, la visite domiciliaire nocturne n'est en aucun cas le moyen unique - peut-être le plus expédient, mais pas plus efficace que les autres - d'assurer la défense de la sécurité publique. Dès lors, aucune exigence constitutionnelle ne vient ici justifier qu'il puisse être porté atteinte au principe d'interdiction des violations nocturnes de domicile.
Cela étant acquis, il importe de souligner, à l'inverse, que la généralité des termes que la loi prétend donner au code de procédure pénale et au code pénal élargit très considérablement la brèche illégitimement ouverte.
D'une part, l'enquête préliminaire peut s'étendre sur une durée très longue, comme le prouvent un certain nombre de celles en cours, sans qu'existent nécessairement ni l'urgence d'une situation, ni l'imminence d'un danger, et c'est tout au long de cette durée, à laquelle n'est fixée aucune borne a priori, à laquelle ne s'attache aucune caractéristique particulière, que seraient permises ces visites, perquisitions et saisies.
D'autre part, l'allongement de la liste, déjà dense, de l'article 421-1 du code pénal multiplie les hypothèses. Pour s'en tenir à ce seul exemple, par l'effet combiné des articles 1er et 10 de la loi, pourra faire l'objet d'une visite de nuit à son domicile toute personne simplement soupçonnnée de tenter de faciliter indirectement le séjour d'un étranger en situation irrégulière, la preuve du caractère intentionnel de cette infraction ne pouvant être apportée que par la violation du domicile elle-même ou à sa suite.
Plus généralement encore, si l'exemple cité par le garde des sceaux est intéressant, dans les limites qu'on a dites, il serait plus édifiant encore de disposer d'éléments sur les visites domiciliaires infructueuses. Elles font inévitablement partie des aléas du travail de la police. Mais tandis que chaque visite finalement infondée relève, en l'état du droit, des désagréments auxquels quiconque peut être légitimement exposé en contrepartie de la recherche de la sécurité de tous, la même visite opérée de nuit, ou simplement son risque, serait une atteinte intolérable à la liberté individuelle la plus élémentaire.
Si l'argument de l'utilité existe, il est donc radicalement insuffisant pour fonder une telle violation.
b) Conscients de cette faiblesse, les auteurs du projet ont cru y pallier en insistant sur les garanties offertes par la présence et le rôle de l'autorité judiciaire.
De cela on peut volontiers donner acte. Le deuxième alinéa de l'article 706-24 du code de procédure pénale, tel qu'il résulte de la loi déférée,
exige des conditions multiples. On ne saurait cependant s'en satisfaire.
Du principe posé par l'article 66 de la Constitution, on ne saurait déduire que la liberté individuelle est respectée à la seule condition que l'autorité judiciaire soit appelée à jouer un rôle précis et déterminant. Les principes de la liberté sont plus exigeants. Ce n'est que dans le droit, très élaboré, de l'Inquisition qu'on pouvait se satisfaire de l'usage de toutes sortes de moyens pourvu seulement qu'un magistrat autorisé y présidât.
La fonction confiée par la Constitution à l'autorité judiciaire est une garantie de la liberté, non une excuse permettant d'y porter atteinte.
Dans ces conditions, de même qu'on ne saurait, par exemple, rétablir la torture sous le prétexte qu'on en confierait le contrôle à un juge, on ne saurait davantage, et toutes proportions naturellement gardées, se résigner à la méconnaissance d'un droit fondamental au seul motif que celle-ci ne pourrait intervenir que par une décision écrite signée d'un magistrat.
Au moins pour avoir autorisé, dans le cadre de l'enquête préliminaire, les visites, perquisitions et saisies de nuit l'article 10 sera immanquablement déclaré non conforme à la Constitution.