Article (CONSEIL CONSTITUTIONNEL Saisine du Conseil constitutionnel en date du 27 mars 1997, présentée par plus de soixante sénateurs, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, et visée dans la décision no 97-389 DC)
Sur l'article 13
Le 1o de l'article 13 permet une nouvelle rétention, à l'expiration d'un délai de sept jours, lorsque l'intéressé n'a pas déféré à la mesure d'éloignement. Il s'agit, et les travaux préparatoires n'en ont pas fait mystère, de réduire à néant la jurisprudence de la Cour de cassation selon laquelle il est impossible de multiplier les mesures de rétention sur le fondement de la même décision d'éloignement (Cass. 2o civ., 28 février 1996, Rasmi c/préfet du Haut-Rhin). Pour les auteurs de ce texte, il s'agit d'éviter que l'administration ait à reprendre l'ensemble d'une procédure concernant un étranger dont la situation n'a pas changé.
Cette présentation benoîte ne saurait cependant suffire à fonder la disposition.
Il est clair, en premier lieu, qu'admettre les rétentions à répétition reviendrait à méconnaître totalement les limites de durée que la Constitution impose et que vous n'avez pas manqué de rappeler.
Il est tout aussi clair, en deuxième lieu, que les auteurs du texte ont cru pouvoir se prémunir contre la censure en prévoyant ce qu'on pourrait appeler un répit d'une semaine entre deux rétentions. Or il est important de souligner que la Cour de cassation, instance suprême au sein de l'autorité judiciaire gardienne de la liberté individuelle, ne jugeait pas cela suffisant puisque dans l'arrêt précité du 28 février 1996 un délai de trois mois avait séparé les deux rétentions, qui n'avait pas suffi à empêcher l'annulation de la seconde.
Si, en troisième lieu, la Cour de cassation a pris cette position stricte,
ce n'est certes pas l'effet d'un laxisme qui lui est inaccoutumé. Au contraire, la multiplication des rétentions sur un fondement unique crée des situations inextricables. Sachant, en effet, que le délai de recours contre un arrêté de reconduite à la frontière est de vingt-quatre heures après la notification (même par voie postale), il existe des cas nombreux dans lesquels il s'agit d'arrêtés devenus définitifs, alors qu'ils sont anciens et que, souvent, la situation de l'intéressé a évolué dans l'intervalle, au point parfois de créer une nouvelle situation familiale qui rend l'éloignement impossible.
C'est donc aussi pour donner au juge la possibilité d'en connaître que la Cour de cassation a veillé à ce que la même mesure ne puisse pas servir de fondement à plusieurs rétentions. Ce faisant, la cour n'a fait que protéger pleinement la liberté individuelle dont la Constitution lui confie la garde, cette même liberté individuelle qui s'impose également au législateur qui l'a méconnue par cette disposition.
Le 2o de l'article 13 a notamment pour objet de porter de vingt-quatre à quarante-huit heures le délai à l'issue duquel l'autorité judiciaire doit intervenir. En contrepartie, il réduit de six à cinq jours le délai maximal de la rétention. Si cette dernière est décomposée en deux phases, une strictement administrative et l'autre qu'on pourrait appeler « judiciarisée », il s'agit, sans changer la limitation globale à sept jours, de passer d'une répartition 1 + 6 à une répartition 2 + 5.
Bizarrement, les défenseurs du dispositif ont cru pouvoir invoquer le 4o considérant de votre décision no 79-109 DC pour affirmer qu'un délai de quarante-hui heures n'a pas été déclaré inconstitutionnel, alors que ce considérant implique ici exactement l'inverse.
En effet, avant d'en examiner la portée, vous avez affirmé un principe,
celui selon lequel « la liberté individuelle ne peut être tenue pour sauvegardée que si le juge intervient dans le plus court délai possible ».
Or, dans les cas prévus aux septième et dixième alinéas de l'article 35 bis, ce délai est de vingt-quatre heures depuis plus de seize ans. Dès lors que la procédure fonctionne depuis 1981, et même au prix de quelques difficultés occasionnelles, avec un délai de vingt-quatre heures, on ne peut pas prétendre que quarante-huit heures constitueraient « le plus court délai possible » avant l'intervention du juge.
C'est donc en tournant délibérément le dos au principe clair que vous aviez rappelé que les auteurs du texte ont cru pouvoir adopter cette modification. Or il n'est que de lire les travaux préparatoires pour constater que les motifs avancés ne doivent rien à la nécessité et tout à la commodité au mieux et, au pire, à la défiance à l'égard du juge.
Plusieurs remarques doivent être faites à cet égard.
Premièrement, l'équivalence des délais actuels, entre la saisine du juge par le préfet et celle du tribunal administratif par l'étranger permet à ce dernier de se faire aider d'un avocat en temps utile, alors que, dans le système envisagé, le conseil pourrait n'être apporté que trop tard.
Deuxièmement, les délais de l'article 35 bis ne sont pas des délais de comparution devant le juge, mais seulement de saisine de celui-ci. Et, si cette dernière intervient le soir, il est nécessaire d'attendre au moins le lendemain matin pour que l'audience ait lieu. De ce fait, et compte tenu du 3o de l'article 13 qui sera évoqué ci-après, il pourrait s'écouler une soixantaine d'heures avant que l'étranger, privé de liberté, soit présenté au juge délégué.
Troisièmement, on sait que, en pratique, la mesure de rétention fait très fréquemment suite à une garde à vue provoquée par un contrôle d'identité.
Ainsi, la réalité de la privation de liberté peut s'étendre à quatre jours,
encore prolongés par le temps nécessaire à organiser l'audience, avant que le magistrat du siège ne puisse éventuellement y mettre fin.
Une telle conséquence est parfaitement disproportionnée avec l'objet de cette mesure de police administrative. Plus de seize années ont démontré que le délai actuel de vingt-quatre heures pouvait être parfaitement opérationnel, et que, partant, un délai désormais fixé à quarante-huit heures ne serait pas le plus court possible, contrairement à ce que vous avez légitimement exigé.
De là résulte la censure certaine de cette disposition.
Le 3o de l'article 13 permet de maintenir l'intéressé à la disposition de la justice, au-delà de ce délai déjà abusivement prolongé, le temps strictement nécessaire à la tenue de l'audience et au prononcé de l'ordonnance par le magistrat du siège.
Il s'agit là d'une circonstance aggravante par rapport à la mesure figurant au 2o de l'article 13. A la place de cette dernière, le 3o eût peut-être été concevable, mais s'y ajoutant, il ne l'est pas, pour les raisons qui ont été développées ci-dessus.
Le 4o de l'article 13, en insérant un nouvel alinéa, après le douzième, dans l'article 35 bis de l'ordonnance, prétend donner au procureur de la République le pouvoir, lorsqu'il fait appel de l'ordonnance mettant fin à une privation de liberté, de demander que son recours ait un caractère suspensif s'il « lui apparaît que l'intéressé ne dispose pas de garanties de représentation effectives ». L'appel, accompagné de la demande, doit alors être formé dans les quatre heures et être immédiatement transmis au premier président de la cour d'appel, ou à son délégué, qui statue sans délai sur l'effet suspensif et statue sur le fond dans les quarante-huit heures.
Observons, de manière liminaire, que le caractère immédiat de l'appel et de sa transmission, tout comme le fait que la décision doive être rendue « sans délai », peuvent se heurter à des obstacles physiques ou matériels, parfois inévitables même lorsque tous les protagonistes font preuve de conscience et de diligence, et que cela peut prolonger la procédure. A plus forte raison en irait-il ainsi dans l'hypothèse, toujours à craindre et jamais à écarter, où tous les protagonistes ne feraient pas preuve de la diligence ou de la disponibilité voulues.
L'essentiel, cependant, est ailleurs.
Il réside dans cette circonstance, absolument sans précédent, où une personne resterait privée de sa liberté alors qu'un juge du siège vient de décider explicitement qu'elle ne devait pas l'être. C'est horriblement contraire à l'article 66 de la Constitution.
A cette évidence, on ne manquera cependant pas de tenter d'opposer quelques pâles objections.
Il sera soutenu, tout d'abord, que le procureur ne recourra à ce moyen que dans les cas où font défaut les garanties de représentation effective. Mais c'est oublier que le magistrat du siège qui a rendu l'ordonnance a, ce faisant, pris ces garanties en considération. En conséquence, le dispositif envisagé aurait comme effet de permettre au parquet de substituer son appréciation à celle du siège, et non seulement de la contester, puisque l'intéressé serait maintenu en détention au moins jusqu'à ce qu'un autre magistrat du siège ait statué. Or s'il peut se produire que le parquet autorise une privation de liberté avant que le siège ne soit saisi, s'il peut naturellement se produire aussi que le parquet conteste une décision prise par le siège, il ne peut jamais se produire que le parquet statue lui-même après le siège et sur le même objet.
Il sera soutenu, ensuite, que l'article 66 confie la protection de liberté individuelle à l'autorité judiciaire, dont le ministère public fait indiscutablement partie dans le système français, et non à la seule magistrature assise, comme vous n'avez pas manqué de le rappeler vous-mêmes (décision 93-326 DC, no 4). Mais cela ne saurait évidemment signifier que leurs fonctions soient interchangeables.
Au contraire, c'est pour garantir, conformément au premier alinéa, que nul ne puisse être arbitrairement détenu que le second alinéa attribue compétence à l'autorité judiciaire. Mais cette mention de l'autorité judiciaire renvoie aux règles d'organisation et de fonctionnement de celle-ci, telles qu'elles résultent des articles 64 et 65 et des lois organiques.
Dans ce cadre, les magistrats du siège, dont l'indépendance constitutionnelle est strictement protégée, reçoivent des missions spécifiques par rapport à ceux du parquet, soumis à un principe de subordination hiérarchique à l'égard du pouvoir exécutif. Et c'est la conjugaison de ces caractéristiques et de ces compétences, distinctes, qui permet à l'autorité judiciaire d'être la gardienne de la liberté individuelle.
Il est clair qu'elle n'aurait plus la possibilité d'assurer cette haute mission s'il existait une confusion des rôles, si la qualité de magistrat,
sans prendre en considération la différence entre siège et parquet, suffisait à attribuer les mêmes pouvoirs à tous. Vous-mêmes aviez eu l'occasion, au demeurant, d'indiquer que devait être prévue « dans le plus court délai possible » l'intervention du juge (décision 79-109 DC, no 4), c'est-à-dire du siège, et non simplement celle d'un magistrat.
Si, donc, il est vrai que le procureur appartient à l'autorité judiciaire,
cela ne suffit évidemment pas à lui permettre d'offrir les mêmes garanties que le juge, ni à lui donner le même rôle, et encore moins à lui permettre de s'y substituer.
Il sera soutenu, encore, que le procureur, s'il entend demander que son appel soit suspensif, doit le faire immédiatement. Mais le caractère arbitraire d'une détention n'est pas affaire de quantité. A l'instant même où un juge du siège considère qu'une rétention doit cesser, sa poursuite est par définition arbitraire au regard du premier alinéa de l'article 66, et il ne dépend pas même du législateur d'en décider autrement, ni de permettre à quiconque d'en décider autrement.
Or, par l'effet du dispositif qui vous est soumis, s'il était appliqué, la décision d'un procureur aboutirait immanquablement au maintien en rétention de l'étranger au moins le temps nécessaire à ce que le premier président de la cour d'appel, ou son délégué, qui peuvent être éloignés, statue sur le caractère suspensif de l'appel, alors, il faut insister, qu'un juge du siège, dûment informé, a pris l'ordonnance qui doit immédiatement rendre sa liberté à l'intéressé.
Il pourra encore être soutenu, enfin, que le procureur qui a déjà, dans la garde à vue, le pouvoir de prolonger de vingt-quatre heures une privation de liberté, peut, a fortiori, recevoir celui de ne la prolonger que le temps que le juge d'appel tranche sur le caractère suspensif. Mais, évidemment, on ne saurait mettre sur le même plan d'un côté une période de vingt-quatre heures qui s'ajoute à une première période d'égale durée et, de l'autre côté, une période indéterminée qui s'ajoute, elle, à une période qui a pu durer plusieurs jours déjà et même s'élever à une semaine entière. On ne saurait non plus mettre sur le même plan l'intervention du procureur sollicitée pour apprécier une demande de la police judiciaire, et l'intervention du même procureur pour mettre en cause la décision d'un magistrat du siège.
Pour cette première série de raisons, et de quelque manière qu'on aborde le sujet, le 4o de l'article 13 ne saurait résister à votre censure.
Aussi n'est-ce qu'à titre subsidiaire qu'il sera soulevé une seconde objection.
Dans le rapport qu'il a présenté devant le Sénat, M. Paul Masson a écrit qu'il a été reproché à ce dispositif :
« D'instaurer une inégalité dans la situation des parties à l'égard de l'appel ; tel n'est pas exactement le cas car seul le procureur peut exercer cette faculté ; les véritables parties que sont le préfet et l'intéressé demeurent donc dans une situation identique » (rapport no 200, p. 90).
Cette analyse est erronée.
Même en admettant, ce qui suppose déjà d'ignorer l'article 3 du décret du 12 novembre 1991 pris pour l'application de l'article 35 bis, que le procureur est totalement étranger aux parties, on ne peut raisonnablement soutenir que celles-ci demeureraient dans une situation identique lorsque serait mis en oeuvre une faculté qui ne peut jamais profiter qu'à l'une des deux - le préfet - à l'exclusion de l'autre - l'étranger.
La thèse du rapporteur, adoptée par les assemblées, n'eût été exacte que si avait été ouverte la possibilité d'un appel avec effet suspensif dans le cas, aussi, où l'ordonnance prolongeait la rétention. Tel n'est pas ce qui résulte de la décision incriminée.
Si, donc, on décide de voir dans le procureur, non une partie à l'instance, non plus un magistrat que sa situation place en état de subordination à l'égard du pouvoir exécutif, mais le défenseur naturel de l'intérêt de la société, alors il faut convenir que ce dernier est compromis au moins aussi gravement lorsque se poursuit indûment la rétention d'un de ses membres que lorsqu'elle s'interrompt prématurément.
Soit, donc, s'il existe une possibilité d'appel suspensif, elle doit être ouverte à toutes les parties dans les mêmes conditions. Soit, si cette faculté est limitée au procureur, elle doit alors lui être ouverte quel que soit le sens de l'ordonnance frappée d'appel. Tout autre dispositif porte par essence atteinte aux droits de la défense, dont le respect est un principe constitutionnel essentiel.
Nous vous prions d'agréer, Monsieur le président, Madame et Messieurs les conseillers, l'expression de notre haute considération.
(Liste des signataires : voir décision no 97-389 DC.)