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Article (Saisines du Conseil constitutionnel en date du 20 décembre 1995 et du 21 décembre 1995 présentées par plus de soixante députés et plus de soixante sénateurs, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, et visées dans la décision no 95-370 DC)

Article (Saisines du Conseil constitutionnel en date du 20 décembre 1995 et du 21 décembre 1995 présentées par plus de soixante députés et plus de soixante sénateurs, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, et visées dans la décision no 95-370 DC)

I. - Sur les conditions d'adoption de la loi


La loi déférée a été adoptée dans des conditions qui ignorent manifestement les droits du Parlement.
Il a été en effet successivement recouru :
1o A la procédure d'habilitation prévue par l'article 38 de la Constitution, qui a pour conséquence de dessaisir le Parlement de l'essentiel de son pouvoir législatif ;
2o A la déclaration d'urgence prévue par l'article 45 de la Constitution et par l'article 102 du règlement de l'Assemblée nationale, qui diminue de moitié le temps de délibération de la loi par les assemblées parlementaires ; 3o A la procédure d'engagement de la responsabilité gouvernementale sur le vote d'un texte prévue par l'article 49, alinéa 3, de la Constitution, qui dessaisit l'Assemblée nationale du pouvoir de voter la loi ;
4o Au détournement, au Sénat, de la procédure de la question préalable, qui a permis à la majorité sénatoriale servant les desseins du Gouvernement de priver l'opposition de tout exercice du droit d'amendement et de dessaisir le Sénat dans son ensemble de tout pouvoir de délibération de la loi ;
5o A l'avancement subit de la date initialement fixée pour la tenue de la commission mixte paritaire (C.M.P.), avancement qui n'a pas été motivé,
qu'aucune urgence ne pouvait justifier et qui a eu pour effet (et sans doute pour objet) de priver l'opposition de toute possibilité de préparer sérieusement sa riposte au détournement de procédure précité.
Prises isolément, les décisions de recourir aux procédures énumérées aux 1o, 2o, 3o et 5o ne peuvent dans leur principe être tenues pour inconstitutionnelles ; il en est différemment de l'abus de la question préalable au Sénat. Mais il est parfaitement clair que cette accumulation, en une même procédure législative, du recours aux ordonnances, de la déclaration d'urgence, de l'adoption d'une loi sans vote, de l'escamotage du débat sénatorial et de la tenue précipitée de la C.M.P. a empêché que la loi déférée ne soit adoptée à l'issue d'un réel débat parlementaire alors qu'elle porte pourtant sur un sujet dont l'importance est évidente pour le pays.
Ce texte qui aura mis trois semaines à franchir les étapes séparant le dépôt du projet de loi de la saisine du Conseil constitutionnel n'aura pas été, à l'exception de quelques heures de discussion à l'Assemblée nationale les 9 et 10 décembre 1995, réellement discuté par les députés en première lecture, ne l'aura pas été du tout (s'agissant de l'examen de ses articles) par les sénateurs en première lecture, ne l'aura été ni par l'une ni par l'autre des deux assemblées au cours d'une seconde lecture exclue par la déclaration d'urgence et n'aura fait l'objet que d'un simulacre d'examen en commission mixte paritaire... avant d'être adopté définitivement en quelques heures dans des conditions qui interdisaient tout amendement parlementaire et ont seulement permis à la majorité sénatoriale, en se déjugeant radicalement à trois jours d'intervalle, de donner la mesure du caractère totalement fictif du vote antérieur de la question préalable.
A ce stade de détournement de la procédure législative, l'alinéa 1er de l'article 34 de la Constitution qui persiste à disposer que « la loi est votée par le Parlement » perd tout son sens. Seule l'intervention du juge constitutionnel peut ici rétablir l'équilibre des pouvoirs, restituer au législateur une dignité que l'actuelle majorité semble avoir oubliée et prévenir l'aggravation ultérieure d'une dérive qui, notamment dans un contexte de crise sociale, porte au statut de l'institution parlementaire un coup de nature à la discréditer gravement dans l'opinion.
Mais il y a plus. Alors que l'utilisation conjointe de tous les mécanismes constitutionnels et réglementaires qui pouvaient réduire au strict minimum le pouvoir délibérant du Parlement privait déjà l'opposition de toute capacité réelle d'intervention à l'Assemblée nationale, le Gouvernement et sa majorité parlementaire n'ont pas hésité à utiliser au Sénat la procédure de la question préalable à seule fin d'empêcher là aussi tout débat contradictoire. En votant cette « question préalable par antiphrase », la majorité sénatoriale a interdit tout examen réel du contenu de la loi déférée par la Haute Assemblée et a notamment privé l'opposition de l'intégralité de son droit d'amendement.
Vainement objecterait-on le précédent de 1986. Si, dans sa décision no 86-218 DC du 18 novembre 1986, le Conseil constitutionnel a considéré que l'adoption par le Sénat de la question préalable pour accélérer le vote du projet de loi relatif à la délimitation des circonscriptions pour l'élection des députés était intervenue « dans des conditions qui n'affectent pas, au cas présent, la régularité de la procédure législative », la rédaction même de la motivation de cette décision en délimite clairement la portée. Ainsi que l'a souligné l'ensemble de la doctrine, la majorité sénatoriale avait à l'époque voulu répondre par cette adoption au refus présidentiel de signer toute ordonnance en la matière, refus qu'elle considérait comme une manoeuvre de retardement. Les débats du Sénat étaient sans équivoque sur ce point, et la défense du Gouvernement devant le Conseil constitutionnel ne laissa pas davantage de doute sur la justification alors avancée de l'utilisation atypique de la question préalable, unanimement interprétée par les commentateurs les plus autorisés comme la conséquence directe de l'attitude présidentielle.
Au surplus, le Conseil constitutionnel avait pris soin de relever dans la motivation de sa décision « que le projet de loi relatif à la délimitation des circonscriptions pour l'élection des députés [...] faisait suite à la loi no 86-825 du 11 juillet 1986 rétablissant le scrutin uninominal à deux tours », ce qui signifiait que le Parlement avait déjà débattu, dans des conditions qui assuraient le respect des droits de l'opposition, du principe de la réforme du mode de scrutin.
Le cas de la présente loi est radicalement inverse. L'extraordinaire altération de la procédure législative dans son ensemble dont témoigne l'accumulation précitée des obstacles au pouvoir délibératif du Parlement ne constitue plus une réaction à l'impossibilité de recourir aux ordonnances mais vise au contraire à autoriser le Gouvernement à y recourir sans débat parlementaire digne de ce nom. En outre, il ne s'agit plus de tirer les conséquences d'un principe déjà pleinement débattu et approuvé par les assemblées mais au contraire d'abandonner au Gouvernement le pouvoir de prendre des mesures d'une importance extrême, de réformer radicalement l'ensemble du système français de protection sociale et de donner une réponse normative à une crise sociale dont nul ne peut aujourd'hui sous-estimer la gravité.
C'est au moment précis où la vague de contestation oblige le Premier ministre à renoncer à une part essentielle des finalités et des mesures que décrivait le projet de loi d'habilitation que toutes les ressources de la procédure ont été utilisées pour empêcher le Parlement de débattre au fond et l'opposition de jouer son rôle constitutionnel, fût-ce au prix d'un détournement de procédure caractérisé.
Dans ces conditions, non seulement le « cas particulier » jugé en 1986 a laissé entière la question de principe touchant au respect du pouvoir délibératif des assemblées et des droits de l'opposition, mais on peut voir dans l'adoption de la loi déférée un « cas particulier » exactement opposé : quoi qu'il en soit, sauf à permettre à un Gouvernement, assuré de la bienveillance complice de la majorité sénatoriale, de contourner l'absence d'applicabilité de l'article 49, alinéa 3, de la Constitution devant la Haute Assemblée et d'instaurer, au gré d'intérêts politiques, un bicaméralisme à géométrie variable, la loi déférée ne saurait, sur ce seul terrain de la régularité de la procédure législative, échapper à l'annulation.
Il en va d'autant plus ainsi que les conditions du recours par le Premier ministre, le 10 décembre 1995, à la procédure prévue par le troisième alinéa de l'article 49 de la Constitution sont pour le moins sujettes à interrogation (« 38 + 49-3 = 16 bis », avait dit le sénateur Marcilhacy en 1967...).
Ledit article ne subordonne l'utilisation de cette faculté qu'à une condition unique : que le conseil des ministres en ait préalablement délibéré.
Or, l'hypothèse ayant été évoquée, le porte-parole du Gouvernement, M. Alain Lamassoure, a déclaré publiquement, et la presse en a donné l'écho, qu'il n'avait pas été question de cette procédure en conseil des ministres. Il y a pourtant été recouru sans que ledit conseil se soit réuni à nouveau postérieurement à cette déclaration publique.
Cela signifierait donc que le texte a été adopté à la suite d'une procédure conduite en violation des termes formels de la Constitution, sauf à ce que le porte-parole du Gouvernement ait tenu des propos irrespectueux de la vérité, ce qu'on ne saurait concevoir, ou que la presse lui ait attribué des déclarations qu'il n'a pas faites, ce qui serait fort surprenant.
Si un doute subsistait, il vous appartiendrait naturellement de le lever en consultant les procès-verbaux des conseils des ministres.