Article (CONSEIL CONSTITUTIONNEL Saisine du Conseil constitutionnel en date du 27 décembre 1994, présentée par plus de soixante députés, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, et visée dans la décision no 94-357 DC)
2. Sur l'article 95
Cet article est le produit d'une histoire législative brève mais mouvementée. Le dispositif qu'il introduit avait été une première fois avancé au printemps, sous forme de proposition de loi, et les obstacles qui s'étaient élevés alors avaient conduit ses auteurs à reculer, mais pas à désarmer pour autant. La preuve en est que, absent du projet, il est apparu en cours de discussion sur celui-ci, sous la forme d'un amendement présenté par le Gouvernement.
On ne manquera pas de s'étonner de l'apparition de cet amendement,
conjointement avec un certain nombre d'autres également présentés par le Gouvernement, dès après le dépôt du projet au Sénat. On est en droit de s'interroger sur le sens que conserve la première phrase du second alinéa de l'article 39 de la Constitution. En effet, des dispositions qui n'ont rien d'impromptu, et qui sont substantielles, sont omises du projet soumis au Conseil d'Etat et délibéré en conseil des ministres, puis elles sont introduites par voie d'amendements du Gouvernement, déposées devant la commission de la première assemblée saisie, laquelle, en fait, se trouve donc confrontée simultanément à un projet de loi en bonne et due forme et à un complément de projet élaboré en dehors des formes imposées par l'article 39. Cela souligné, c'est sur le fond de l'article additionnel que portent les critiques principales.
A nouveau, et en préalable, il convient d'indiquer que les associations intermédiaires, visées par la disposition contestée, remplissent un rôle essentiel dont chacun vante à juste titre l'utilité et l'efficacité. Pour autant, ni cette utilité ni cette efficacité ne sauraient gagner à l'application de règles nouvelles qui méconnaissent la Constitution. Tel est pourtant le cas de celles introduites par cet article 95.
Pour le mesurer, il faut rappeler que les associations intermédiaires bénéficient d'avantages nombreux et importants. Outre le financement public qu'elles reçoivent initialement, elles sont exonérées des cotisations d'assurances sociales et d'allocations familiales, ainsi que de charges fiscales (T.V.A., taxe professionnelle).
1. Ces privilèges dérogatoires au droit commun, en premier lieu, sont justifiés par le souci de faciliter le retour à l'emploi de personnes se trouvant dans une situation telle que, sans ces avantages particuliers, elles perdraient en fait toute chance de réinsertion.
Mais cette justification est également une limite: rien, en effet, ne permet que soit potentiellement étendu à toutes sortes de demandeurs d'emploi un régime dérogatoire qui n'est légitime que pour certains d'entre eux,
limitativement définis. Faute d'une telle limitation, suffisamment précise,
l'égalité serait rompue entre les demandeurs d'emploi selon qu'une association intermédiaire choisit, à peu près discrétionnairement, de les prendre en charge ou non.
Or la nouvelle rédaction que l'article 95 prétend donner au I de l'article L. 128 du code du travail est à la fois nettement plus extensive et nettement moins précise que la rédaction actuelle.
A la notion de réinsertion est substituée celle « d'insertion ou réinsertion » couvrant donc désormais, parmi d'autres, les demandeurs d'un premier emploi. A l'énumération, indicative mais significative, de l'actuel article L. 128 est substituée, en tout et pour tout, la notion de « difficultés particulières », dont l'interprétation relèvera du seul choix de chaque association intermédiaire. Une énumération figurait certes dans le projet, mais elle a finalement été supprimée faute de pouvoir être rédigée dans des conditions jugées satisfaisantes (Journal officiel, A.N., p. 8752). Aussi est-ce donc bien le souci de n'écarter a priori personne de l'embauche par une association intermédiaire qui a conduit à la rédaction finalement retenue, lors même qu'une autre formulation eût été possible pour correspondre aux intentions exprimées par le législateur (avec une énumération « fermée », s'achevant par une rubrique « ouverte » couvrant les situations exceptionnelles).
C'est en vain qu'on objecterait que la mention de « difficultés particulières » suffirait à définir les personnes relevant des associations intermédiaires. Dès lors qu'on a renoncé à l'énumération de situations que l'on sait particulièrement difficiles (chômeurs de longue durée, RMistes,
chômeurs âgés de plus de cinquante ans...), soit toute difficulté est particulière, soit aucune ne l'est. Aussi, en fin de compte, est-ce la seule appréciation, éventuellement changeante, de chaque association qui, sans qu'il soit ni juridiquement ni matériellement possible d'exercer un contrôle effectif, opérera le départ entre les personnes et conduira donc entre elles à des réponses qui pourront n'être pas les mêmes pour des demandeurs d'emploi pourtant placés dans des conditions identiques. Bref, l'imprécision permet les discriminations que la Constitution prohibe.
2. Il en va d'autant plus ainsi, en second lieu, que ces catégories imprécises de personnes sans emploi se trouveraient placées dans un statut indéterminé.
Il existe en effet des sociétés spécialisées dans le travail intérimaire,
soumises à tous les prélèvements dont sont exonérées les associations intermédiaires. L'activité de celles-ci nuira évidemment à l'activité de celles-là. Mais l'essentiel est ailleurs.
Depuis 1982, les agences d'intérim sont tenues au respect de dispositions protectrices encore enrichies en 1990, offrant la garantie de paiement des salaires, la protection contre les risques professionnels, l'égalité de traitement avec les salariés de l'utilisateur, la médecine du travail...
Or rien de tel n'est prévu pour les personnes relevant des associations intermédiaires. Intrinsèquement constitutive d'une rupture d'égalité, la situation ainsi créée serait d'autant plus grave que des chefs d'entreprise, qui, par définition, sont à la recherche des solutions les plus avantageuses pour l'entreprise, seront fatalement conduits à privilégier les associations intermédiaires par rapport aux agences d'intérim, à la fois plus coûteuses et plus contraignantes. De ce fait, et en quelque sorte mécaniquement, au lieu que les associations intermédiaires complètent, pour des demandeurs d'emploi en situation exceptionnellement difficile, le travail accompli par les agences d'intérim, on assistera à un transfert: les chefs d'entreprise chercheront à obtenir par les associations intermédiaires les concours qu'ils trouvent actuellement dans les sociétés d'intérim, tandis que les demandeurs d'emploi les plus défavorisés, du fait de cette concurrence nouvelle, se trouveront irrémédiablement écartés.
Il ne s'agit pas là seulement d'une situation de fait, mais bien des conséquences prévisibles de la situation de droit, discriminatoire,
introduite par la disposition contestée, en ce qu'elle crée, entre demandeurs d'emploi, des situations très différentes, selon qu'ils relèvent des agences d'intérim ou des associations intermédiaires, sans que, compte tenu notamment de la définition nouvelle des personnes concernées par l'article L. 128, ces différences soient légitimées par des situations précisément distinctes.
3. Le II de l'article 95, en troisième lieu, exonère l'activité des associations intermédiaires des dispositions répressives sanctionnant l'essentiel des infractions prévues aux articles L. 124-1 à L. 124-19 et L.
125-1 à L. 125-4 du code du travail.
Certes, ces exonérations sont subordonnées au fait que l'association exerce ses activités « dans le cadre de son objet statutaire ». Mais il convient de souligner ici que la recherche de l'objet statutaire sera d'autant plus illusoire que le texte aurait pour effet de dessaisir l'inspection du travail au profit du préfet, seul compétent désormais pour contrôler les associations intermédiaires.
En elle-même, cette conséquence est contraire aux principes généraux du droit du travail, issus du préambule de la Constitution de 1946, ainsi qu'à la convention no 81 de l'Organisation internationale du travail,
régulièrement ratifiée par le Parlement français en 1950.
Elle prend d'autant plus de relief, en outre, qu'elle prive de garanties légales l'exigence constitutionnelle de protection des travailleurs, en l'occurrence contre le prêt illégal de main-d'oeuvre ou le marchandage.
Enfin, cette disposition aboutit à exonérer de toute responsabilité les personnes physiques ou morales concernées par les chapitres IV et V du code du travail auquel les textes renvoient de manière générale, quelle que soit la nature ou la gravité des actes qui pourraient être imputés. C'est parfaitement contraire au principe d'égalité, comme vous avez eu l'occasion de le déclarer formellement dans votre décision no 88-248 DC du 17 janvier 1989 (no 9).
Ainsi, alors que l'on sait, comme les travaux préparatoires l'ont rappelé,
que, parmi les associations intermédiaires qui dans leur écrasante majorité font un travail remarquable, il s'en glisse un nombre malheureusement croissant qui ne voient dans ce statut qu'un moyen commode de bénéficier de toutes sortes de dérogations, ce texte, loin de protéger les premières et de pourchasser les secondes, les affranchit toutes du respect de dispositions essentielles du code du travail, ce qui, naturellement, ne profite qu'à celles qui n'entendaient pas s'y plier.
A tous ces titres donc, l'article 95 de la loi qui vous est déférée ne saura résister à la censure.