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Article (Saisine du Conseil constitutionnel en date du 20 mai 1998, présentée par plus de soixante députés, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, et visée dans la décision no 98-401 DC)

Article (Saisine du Conseil constitutionnel en date du 20 mai 1998, présentée par plus de soixante députés, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, et visée dans la décision no 98-401 DC)

III. - Méconnaissance de la liberté constitutionnelle d'entreprendre et des droits et libertés des employeurs et des salariés

1. Aucune réforme depuis 1958 n'a jamais affecté, comme celle que veut réaliser la loi d'orientation et d'incitation relative à la réduction du temps de travail, l'organisation complète de l'entreprise, les rapports collectifs et individuels du travail et sur une échelle aussi importante. Ce sont toutes les entreprises et l'ensemble des salariés qui sont concernés et, au-delà d'une réglementation très contraignante de la durée du travail, de multiples aspects du droit du travail, des conventions collectives et des contrats individuels de travail.

Cela présente sans doute de nombreux inconvénients économiques et risque d'affecter la compétitivité internationale des entreprises françaises, les seules à être ainsi réglementées pour un aspect essentiel de leurs activités, comme encore de favoriser des délocalisations ou d'entraîner des discriminations entre les entreprises de main-d'oeuvre, plus lourdement pénalisées, et les autres. Tout cela doit être pris en compte à l'appui de la discussion juridique que les députés soussignés souhaitent, d'autre part, argumenter.

La jurisprudence du Conseil constitutionnel a en effet affirmé à plusieurs reprises le caractère constitutionnel de la liberté d'entreprendre et la protection constitutionnelle des « droits et libertés des employeurs ».

La liberté d'entreprendre, qui s'appuie à la fois sur le droit de propriété et sur la liberté du commerce et de l'industrie, a été affirmée par le Conseil constitutionnel pour la première fois dans sa décision « Loi de nationalisation » du 16 janvier 1982 (rec. p. 21) dans des termes qui doivent être rappelés.

« Considérant que si, postérieurement à 1789 et jusqu'à nos jours, les finalités et les conditions d'exercice du droit de propriété ont subi une évolution caractérisée à la fois par une notable extension de son champ d'application à des domaines individuels nouveaux et par des limitations exigées par l'intérêt général, les principes mêmes énoncés par la Déclaration des droits de l'homme ont pleine valeur constitutionnelle tant en ce qui concerne le caractère fondamental du droit de propriété dont la conservation constitue l'un des buts de la société politique et qui est mis au même rang que la liberté, la sûreté et la résistance à l'oppression, qu'en ce qui concerne les garanties données aux titulaires de ce droit et les prérogatives de la puissance publique ; que la liberté qui, aux termes de l'article 4 de la Déclaration, consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui, ne saurait elle-même être préservée si des restrictions arbitraires ou abusives étaient apportées à la liberté d'entreprendre.

« Considérant que l'appréciation portée par le législateur sur la nécessité des nationalisations décidées par la loi soumise à l'examen du Conseil constitutionnel ne saurait, en l'absence d'erreur manifeste, être récusée par celui-ci dès lors qu'il n'est pas établi que les transferts de biens et d'entreprises présentement opérés restreindraient le champ de la propriété privée et de la liberté d'entreprendre au point de méconnaître les dispositions précitées de la Déclaration de 1789. »

Par la suite, le Conseil constitutionnel a, à différentes reprises, réaffirmé la valeur constitutionnelle de la liberté d'entreprendre, dont il a aussi indiqué qu'elle n'avait pas un caractère général ni absolu (Cons. constit., 27 juillet 1982, rec. p. 48 ; 16 janvier 1986, rec. p. 9). Il est ainsi loisible au législateur d'y apporter les limitations exigées par l'intérêt général à condition que celles-ci n'aient pas pour conséquence d'en dénaturer la portée (Cons. constit., 8 janvier 1991, rec. p. 11 ; 20 janvier 1993, rec. p. 14).

Dans sa décision du 20 juillet 1988 « Loi d'amnistie » (rec. p. 119, consid. 25 à 27), le Conseil constitutionnel a également censuré, au nom de la liberté d'entreprendre, des contraintes imposées aux employeurs « qui excéderaient manifestement les sacrifices d'ordre personnel ou d'ordre patrimonial qui peuvent être demandés aux individus dans l'intérêt général » (en l'espèce, certaines obligations, du fait de la loi d'amnistie, de réintégration des travailleurs protégés licenciés).

Enfin, dans sa décision du 16 janvier 1991 (rec. p. 20), le Conseil constitutionnel a précisé la portée de la liberté d'entreprendre face à une législation qui affecte les « droits et libertés des employeurs mais qui ne saurait porter atteinte à leur substance ». Examinant le statut et les droits du conseiller du salarié, normalement institués par la loi, le Conseil constitutionnel procède à une analyse très minutieuse de ceux-ci pour vérifier qu'ils ne « créent pas au détriment de l'employeur une rupture de l'égalité de tous devant les charges publiques » et qu'ils ne « portent pas atteinte à la substance des droits et libertés des employeurs ».

On en déduit que, dans le cas où, au contraire, la loi apporterait à ces « droits et libertés des employeurs », dont la liberté d'entreprendre, des limites telles que leur substance s'en trouverait affectée, cette loi serait jugée contraire à la Constitution.

2. C'est de ces principes et solutions qu'il faut partir pour constater que la loi d'orientation et d'incitation relative à la réduction du temps de travail est critiquable au regard de la liberté constitutionnelle d'entreprendre.

Et il apparaît alors qu'une telle critique peut se développer sur trois plans : la loi affecte la liberté d'entreprendre parce qu'elle oblige l'employeur et les salariés à négocier en préjugeant du résultat de cette négociation et en l'imposant (a) ; parce que, à terme, elle touche à la substance des droits des employeurs en imposant une modification de leurs modes de production consécutive à une baisse autoritaire et très importante de la durée du travail (b) ; et enfin, parce que, à terme et immédiatement, elle affecte les contrats de travail et les salaires en vigueur dans le secteur économique marchand (c) ;

a) L'effet immédiat de la loi est de forcer les employeurs à négocier la durée du travail et cette négociation est faussée par la loi qui en impose elle-même le résultat, sans en fixer les modalités. Certes, le législateur peut toujours - on l'a dit - procéder par voie de lois incitatives ; mais alors les entreprises et, plus généralement, les partenaires sociaux restent libres d'ouvrir la négociation correspondante et maîtres du résultat de celle-ci. Au contraire, la présente loi impose le résultat de la négociation (la durée hebdomadaire du travail fixée à 35 heures) tout en réservant les modalités (la nouvelle loi à venir annoncée par l'article 9 de la loi d'orientation et d'incitation relative à la réduction du temps de travail et les textes réglementaires qui l'accompagneront). A l'aléa économique, la loi ajoute l'aléa législatif ; et elle dessaisit finalement les entreprises de leur libre pouvoir de négociation (v. aussi infra V). On rejoint ici sur le fond la critique déjà tirée du manquement de la loi à l'exigence constitutionnelle de clarté de la législation ;

b) A terme ensuite - c'est-à-dire en 2000 ou 2002 selon les entreprises (art. 1er de la présente loi) - la loi réalise une immixtion directe dans les « droits et libertés des employeurs » en imposant une durée de travail réduite par rapport aux besoins des entreprises et aux normes usuelles des autres Etats de la Communauté. L'objectif avoué du législateur est d'empêcher l'entrepreneur de poursuivre son exploitation sur les bases actuelles pour le contraindre à effectuer le même travail avec un nombre supérieur de salariés, dans des conditions économiques qui sont tellement défavorables qu'une certaine compensation est envisagée. Autrement dit, le législateur impose une répartition en nature des postes à des emplois sans nécessité économique et sans aucun intérêt pour la grande majorité des salariés en place, mais à seule fin de régler un problème social (l'exclusion) dont il a la charge et dont les entreprises ne sont pas responsables ;

c) Enfin, la liberté d'entreprendre et les droits des travailleurs sont affectés parce que la loi, de façon nécessaire, impose une remise en cause des conventions collectives en vigueur, des contrats de travail individuels et des conditions de rémunération.

La loi implique, en effet, en limitant le temps de travail que les employeurs et les salariés redéfinissent l'ensemble de leurs conditions de travail, et notamment de rémunération, sur une durée de travail amputée de presque un mois par an. On est bien en présence d'une atteinte frontale à la liberté d'entreprendre et aux droits des employeurs.

3. Les atteintes portées à ces principes et objectifs de valeur constitutionnelle sont manifestement disproportionnées à ce qu'autoriserait la poursuite de l'objectif constitutionnel de plein emploi, par ailleurs - on l'a dit - affiché avec de moins en moins de conviction par le Gouvernement et plus qu'hypothétique au vu de toutes les expertises économiques indépendantes, nationales et internationales, qui ont pu être faites de la question.

A cela s'ajoute un grief de manquement au principe constitutionnel d'égalité.