Article (CONSEIL CONSTITUTIONNEL Saisine du Conseil constitutionnel en date du 20 juillet 1995, présentée par soixante députés, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution et visée dans la décision no 95-365 DC)
I. - Sur le détournement de procédure budgétaire
Un bref rappel chronologique s'impose ici liminairement.
Le Gouvernement a déposé le 28 juin 1995 sur le bureau de l'Assemblée nationale, conformément au second alinéa de l'article 39 de la Constitution, un projet de loi de finances rectificative pour 1995.
L'exposé général des motifs de ce projet de loi de finances rectificative,
après avoir caractérisé et déploré « une situation des finances publiques (...) très dégradée » et une « dérive des déficits publics » (page 4),
annonçait « des mesures de redressement de recettes importantes,
représentant au total 42 milliards de francs », dont 31 milliards de francs de « recettes fiscales (...) mises en place à titre exceptionnel et destinées à être financées, pour l'avenir, par le redéploiement des crédits d'investissement de l'Etat »... recettes qui concernaient au premier chef « la taxe sur la valeur ajoutée, dont le taux normal est relevé de 2 points à 20,60 p. 100, pour un rendement attendu de 17,4 milliards de francs en 1995 » (page 6).
Effectivement, dans la première partie du projet relative aux « conditions générales de l'équilibre financier » pour l'exercice de 1995, figure un article 1er dont le I modifie l'article 278 du code général des impôts pour faire passer le taux normal de la taxe sur la valeur ajoutée à 20,60 p. 100 et dont le II prévoit que « les dispositions du I s'appliquent aux opérations pour lesquelles le fait générateur de la taxe intervient à compter du 10 août 1995 ».
L'exposé des motifs de cet article 1er insiste sur le fait que c'est « à titre temporaire et à compter du 10 août 1995 » qu'est proposé le relèvement du taux de la T.V.A.
On est donc incontestablement en présence d'une mesure corrigeant le déficit prévisible de l'exercice de 1995 et dont la portée est expressément limitée à cet exercice.
Or, à l'occasion de l'examen du projet de loi de finances rectificative auquel la commission des finances de l'Assemblée nationale a procédé le 5 juillet 1995, trois amendements ont été proposés à l'article 1er, et adoptés par la commission, qui repoussaient au 1er septembre 1995 l'entrée en vigueur du relèvement du taux de la T.V.A. afin de ne pas contraindre les entreprises à établir une double comptabilité pour le mois d'août. La discussion fit toutefois apparaître que l'adoption de ces amendements privait l'Etat d'une part non négligeable du supplément de recettes attendu de la mesure (ce qui rendait d'ailleurs douteuse leur compatibilité avec les dispositions de l'article 42 de l'ordonnance organique du 2 janvier 1959), si bien que d'autres commissaires furent - en vain - partisans d'avancer au contraire au 1er août la date d'entrée en vigeur du relèvement du taux.
Mais il leur fut alors objecté, notamment par le rapporteur général du budget à l'Assemblée nationale, « que l'anticipation de l'entrée en vigueur au 1er août mettrait l'ensemble du dispositif à la merci d'un recours devant le Conseil constitutionnel » (page 5 du rapport de la commission des finances de l'Assemblée nationale). Il semble que l'honorable parlementaire ait estimé que la promulgation de la loi de finances rectificative ne pourrait sans doute intervenir avant le 1er août et qu'il ait cru pouvoir considérer comme inconstitutionnelle la rétroactivité qui s'ensuivrait nécessairement (en dépit de la jurisprudence relative aux suppressions d'exonérations fiscales résultant des décisions no 89-268 DC du 29 décembre 1989 [Rec. page 110], no 90-287 DC du 16 janvier 1991 et no 91-298 DC du 24 juillet 1991 [Rec. page 82]).
M. du Buisson de Courson, député, se demanda alors « s'il n'était effectivement pas possible d'anticiper au 1er août l'entrée en vigueur de la mesure, le cas échéant par le truchement d'une proposition de loi séparée afin de pallier les risques constitutionnels d'une telle option » [sic] (page 5 du rapport). Mais aux yeux du rapporteur général, « l'élaboration d'une proposition de loi autonome [...] ne gommerait pas tout risque d'inconstitutionnalité » (page 6 du rapport).
C'est pourtant la solution proposée par M. du Buisson de Courson qui fut retenue in extremis par la majorité parlementaire. Dès le 7 juillet 1995, une proposition de loi (no 2148) fut déposée par quatre députés dont le rapporteur général du budget, qui a dû en 48 heures surmonter ses scrupules constitutionnels. L'unique objet de cette proposition de loi - qui est la proposition déférée - est d'avancer au 1er août 1995 la date d'entrée en vigueur du relèvement du taux de la T.V.A. Son exposé des motifs précise que la mesure est proposée « à titre temporaire », qu'elle « était initialement inscrite dans le projet de loi de finances rectificative pour 1995 avec une date d'entrée en vigueur fixée au 10 août 1995 » et qu'il ne s'agit que d'avancer cette date de dix jours.
Afin que le tour de passe-passe procédural soit encore plus patent, la commission des finances de l'Assemblée nationale, examinant ce texte que l'on pourrait sans exagération qualifier de « proposition de loi de finances rectificative », décida d'en confier le rapport... au rapporteur général du budget, lequel crut bon de préciser que c'est à la suite des objections du Gouvernement à la solution du report au 1er septembre, adoptée la semaine précédente par la commission, qu'avait été déposée la proposition de loi - dont on croit ainsi comprendre qu'elle relève de facto plus de l'initiative gouvernementale que de l'initiative parlementaire, surtout si l'on se rappelle que son auteur apparent était opposé, deux jours encore avant son dépôt, à la solution qu'elle retient... -, et que « pour que la discussion soit la plus claire possible, le texte de la proposition de loi avait repris à l'identique celui de l'article 1er du collectif budgétaire », à l'exception bien entendu de la date du relèvement du taux.
Le dépôt et le vote de la proposition déférée ont donc constitué, pour reprendre les termes de l'aveu sans doute involontaire de M. du Buisson de Courson, un simple « truchement » destiné à accélérer la procédure d'adoption d'une mesure de rééquilibrage du budget de l'exercice 1995, afin de tenter d'éviter un risque prétendu d'inconstitutionnalité. La façade d'initiative parlementaire, derrière laquelle apparaît clairement la pression gouvernementale, ne visant qu'à permettre l'adoption de la mesure souhaitée avant le 1er août prochain.
Ainsi, une fois encore, le Gouvernement et l'actuelle majorité font litière de toute distinction entre projet de loi et proposition de loi, loi ordinaire et loi de finances. et manipulent la procédure législative pour dissimuler l'irrégularité qu'eux-mêmes caractérisent dans leur démarche initiale.
Cette confusion témoigne d'une dérive institutionnelle à laquelle il est temps de donner un coup d'arrêt, en rappelant, d'une part, que le Gouvernement dispose des moyens constitutionnels de mettre en forme sous sa propre responsabilité les initiatives législatives qu'il souhaite prendre,
soit par l'amendement à un texte en discussion, soit, le cas échéant, par le dépôt d'un nouveau projet de loi, mais qu'il ne saurait dissimuler ces initiatives derrière le masque d'une pseudo-initiative parlementaire, d'autre part et surtout, que la substitution à un article d'un projet de loi de finances d'une proposition de loi identique - à l'exception d'un point qui pouvait si bien faire l'objet d'un simple amendement que tel avait été le cas, en sens contraire, quelques jours auparavant - à seule et unique fin de prétendre purger le projet de loi d'une (prétendue) inconstitutionnalité constitue un détournement de procédure manifeste et entâche le projet de loi de finances en cause... qui est toujours en cours de discussion parlementaire... d'une insincérité organisée ab initio.
Seule la censure de la loi déférée garantira à cet égard le respect de la distinction entre les différentes procédures prévues par la Constitution et par l'ordonnance organique du 2 janvier 1959.