Articles

Article (CONSEIL CONSTITUTIONNEL Saisine du Conseil constitutionnel en date du 27 mars 1997, présentée par plus de soixante députés, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, et visée dans la décision no 97-389 DC)

Article (CONSEIL CONSTITUTIONNEL Saisine du Conseil constitutionnel en date du 27 mars 1997, présentée par plus de soixante députés, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, et visée dans la décision no 97-389 DC)

IV. - Sur l'article 6 de la loi déférée


Cet article vise à « régulariser » la situation de certaines catégories d'étrangers dont beaucoup, en raison de l'intervention de la loi no 93-1027 du 24 août 1993, se sont retrouvés en situation irrégulière sans pouvoir pour autant faire l'objet d'une mesure d'éloignement. L'intention affichée par le Gouvernement et par sa majorité était donc ici de corriger une partie des absurdités engendrées par le précédent stade de « durcissement » de la législation applicable aux étrangers.
Il était cependant patent dès le stade du projet de loi, et le déroulement cahotique de la discussion parlementaire imposé par les contradictions internes à la majorité n'y a finalement rien changé, que le contenu de cet article contredisait dans son principe même le but ainsi proclamé : alors qu'il s'agissait, prétendait-on, de « régulariser » des étrangers dont les attaches avec la France sont fortes, durables et même souvent irrévocables,
il n'est question que d'attribution non pas - comme avant 1993 - d'une carte de résident, mais d'une carte de séjour temporaire... dont au surplus la délivrance n'interviendrait « de plein droit » qu'en apparence, car en réalité l'autorité administrative reçoit le pouvoir d'apprécier quasi discrétionnairement si cette délivrance constituerait ou non « une menace pour l'ordre public », menace qui n'est pas autrement définie ni précisée.
Ainsi l'article 4 de la loi déférée est-il dans sa logique générale entaché d'une inadéquation manifeste entre les mesures décidées et l'objectif retenu par le législateur. Cette inadéquation ne peut être entièrement sanctionnée, car le Conseil constitutionnel ne peut substituer un régime (celui de la carte de résident) à un autre (celui de la carte de séjour temporaire) pour faire disparaître l'erreur manifeste d'appréciation, et la censure de l'ensemble de l'article 6 aggraverait le décalage entre le contenu de la loi et l'objectif que s'est fixé le législateur. Mais à tout le moins les mots « sauf si sa présence constitue une menace pour l'ordre public » introduits par cet article dans le premier alinéa de l'article 12 bis de l'ordonnance du 2 novembre 1945 doivent-ils être déclarés non conformes à la Constitution.
En outre, le sixième alinéa de l'article 6 de la loi déférée porte atteinte au droit au mariage et au droit à une vie familiale normale en ce qu'il contraint l'étranger conjoint de Français - même régulièrement entré sur le territoire national - à attendre un an avant de pouvoir obtenir une carte de séjour temporaire. En effet, l'obtention de cette carte est ici subordonnée au maintien continuel de la communauté de vie. Il en résulte que le conjoint étranger, à l'expiration de son visa de tourisme, est contraint par la loi déférée de « passer dans la clandestinité »... sauf à rompre la vie commune et à perdre ainsi tout espoir de « régularisation ».
Il y a là un exemple particulièrement éclairant de la « production » d'étrangers en situation irrégulière par les textes législatifs qui prétendent lutter contre cette même irrégularité. Le respect du droit au mariage et du droit à la vie familiale normale supposerait au contraire qu'un titre de séjour soit accordé dès le mariage à l'étranger conjoint de Français. L'obligation d'attendre un an après le mariage pour obtenir ce titre ne répond à aucune considération tirée de l'ordre public, car le passage obligé par quelques mois de clandestinité ne permet en rien de lutter contre la pratique de mariages de complaisance. Vainement objecterait-on que le législateur n'était en rien tenu de prévoir des « régularisations » :
dès lors qu'il le décide, il ne doit pas imposer aux intéressés une obligation contraire à l'exercice de droits constitutionnellement protégés ni les contraindre à violer la loi pour avoir droit à l'application du régime qu'il institue. Dans ces conditions, les mots « marié depuis au moins un an » contenus dans le sixième alinéa de l'article 6 de la loi déférée sont contraires à la Constitution.
Quant au septième alinéa de ce même article, il subordonne la « régularisation » de parents d'étrangers d'un enfant français à la condition qu'ils subviennent effectivement aux besoins dudit enfant - ce qui, dans l'interprétation constamment retenue par l'administration, signifie uniquement qu'ils disposent d'un certain niveau de ressources financières, le temps et les soins consacrés à l'enfant n'entrant pas en ligne de compte.
Or, non seulement le 5o de l'article 25 de l'ordonnance du 2 novembre 1945 protège contre toute mesure d'éloignement le parent d'enfant français qui ne peut subvenir financièrement à ses besoins, mais exerce l'autorité parentale - ce qui signifie qu'à nouveau la loi déférée maintient certaines des personnes dont elle prétend résoudre le cas dans la situation absurde des « ni régularisables ni expulsables » et, donc que son contenu est manifestement inadéquat au but que s'est fixé le législateur - mais encore l'exigence posée par l'alinéa critiqué rend la « régularisation » socialement discriminatoire, les parents d'enfant français dont les situations sont les plus difficiles en étant exclus. On peut d'ailleurs se demander comment des parents qui par hypothèse étaient jusqu'ici dépourvus de titre de séjour pourraient justifier de ressources suffisantes pour « subvenir aux besoins de l'enfant » au sens purement financier où l'entend l'administration : le contenu de la mesure contredit décidément le but qu'elle s'assigne. Dès lors, les mots « à la condition qu'il subvienne effectivement à ses besoins » contenus dans le septième alinéa de l'article 6 de la loi déférée sont contraires à la Constitution.
De plus, la « régularisation » n'est possible que si l'enfant a moins de seize ans. Le choix de ce seuil d'âge de l'enfant, alors que la logique aurait conduit à viser les parents de tout enfant mineur, tend uniquement à maintenir dans la clandestinité les parents d'un enfant qui choisirait de devenir français en application de la loi du 22 juillet 1993 réformant le code de la nationalité. En d'autres termes, ce législateur qui dit vouloir promouvoir l'intégration décide sciemment d'empêcher les parents d'un enfant qui choisit la France de régulariser leur situation : ces parents, eux aussi, resteront « ni expulsables ni régularisables ». Cette restriction, qui n'est évidemment justifiée par aucune considération tirée du maintien de l'ordre public, est parfaitement discriminatoire, la situation de parents d'un enfant de quinze ans ne différant en rien de celle de parents d'un enfant de dix-sept ans au regard des objectifs que le législateur s'est assignés et aucune considération d'intérêt général ne justifiant la différence de traitement instituée par la loi déférée.
Dès lors, les mots « de moins de seize ans » contenus dans le septième alinéa de l'article 6 de la loi déférée sont contraires à la Constitution.