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Article (CONSEIL CONSTITUTIONNEL Saisine du Conseil constitutionnel en date du 27 mars 1997, présentée par plus de soixante députés, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, et visée dans la décision no 97-389 DC)

Article (CONSEIL CONSTITUTIONNEL Saisine du Conseil constitutionnel en date du 27 mars 1997, présentée par plus de soixante députés, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, et visée dans la décision no 97-389 DC)

I. - Sur l'article 1er de la loi déférée


Cet article a pour objet de modifier le régime de visa des certificats d'hébergement.
La loi déférée n'impose plus aujourd'hui à l'hébergeant de signaler à l'autorité administrative le départ de l'étranger qu'il hébergeait,
l'inconstitutionnalité manifeste d'une telle atteinte à la vie privée totalement dépourvue de raison d'être, fût-ce au regard de la lutte contre le séjour irrégulier qu'elle prétendait servir, ayant fini par apparaître même aux esprits les plus obstinés de la majorité parlementaire, ou du moins à la plupart d'entre eux.
Pour autant, l'article 1er dans sa version finalement votée modifie encore considérablement le régime des certificats d'hébergement, d'une part, en transférant le pouvoir de viser ces certificats du maire au préfet - ce dont on ne peut que se réjouir en principe, la diversité des contextes électoraux menaçant de plus en plus l'égalité territoriale devant le respect de droits fondamentaux... tout en regrettant que le ministre de l'intérieur ait indiqué devant le Sénat en deuxième lecture que les préfets devraient consulter systématiquement les maires, ce qui conduit à s'interroger sur la portée réelle de la « régularisation » partielle de l'article 1er due à l'« amendement Mazeaud »... -, d'autre part, en introduisant dans l'article 5-3 de l'ordonnance du 2 novembre 1945 un nouveau motif de refus de visa du certificat d'hébergement. Le préfet doit en effet refuser de viser le certificat lorsque « les demandes antérieures de l'hébergeant font apparaître un détournement de la procédure au vu d'une enquête demandée par le représentant de l'Etat aux services de police ou unités de gendarmerie ». Or cette dernière disposition donne au préfet le pouvoir de porter une atteinte grave à la liberté individuelle (en sa composante qui consiste à recevoir librement à son domicile toute personne de son choix) sans que la loi déférée prévoie les garanties nécessaires au respect de ladite liberté.
La notion de « détournement de procédure » est ici d'une dangereuse imprécision : dès lors que l'hébergeant n'a pas été condamné antérieurement pour aide au séjour irrégulier, le respect de la présomption constitutionnelle d'innocence s'oppose à ce qu'une simple enquête de police ou de gendarmerie puisse permettre de conclure à un « détournement de procédure »... sans que la loi exige même que des poursuites pénales aient été ou soient engagées contre l'hébergeant. Ni les services de police ou de gendarmerie ni l'autorité préfectorale ne peuvent être ainsi substitués à l'autorité judiciaire pour apprécier des motifs de limitation de la liberté individuelle et d'atteintes à la vie privée.
Au surplus, dès lors que l'acception de la notion de « détournement de procédure » propre au contentieux administratif ne saurait être retenue en la matière, le pouvoir d'appréciation du préfet est en tout état de cause trop discrétionnaire pour éviter le risque d'arbitraire : le « détournement de procédure » sera-t-il révélé par de seules données quantitatives (fréquences des certificats délivrés) - le fichage des hébergeants est donc, comme on le verra, inévitable et même nécessairement déjà prévu - ou bien aussi par l'hébergement jugé trop fréquent d'étrangers d'une origine « indésirable » ? La variabilité des pratiques préfectorales risque d'être rien moins que négligeable, comme peuvent en témoigner dès à présent telles pratiques varoises... si bien qu'en ne conditionnant pas davantage le pouvoir d'appréciation du préfet la loi déférée est encore entachée et de violation du principe d'égalité (territoriale) de traitement, et d'incompétence négative.
De manière générale, l'interdiction de recevoir à son domicile une personne de son choix ne saurait être prononcée par une autorité administrative - de surcroît particulièrement soumise au pouvoir politique - à l'encontre d'une personne qui n'est prévenue d'aucune infraction sans que soit de ce seul fait portée une atteinte inconstitutionnelle à la liberté individuelle, non seulement en ce qu'aucun débat contradictoire ne permet à l'hébergeant sanctionné de se défendre contre le grief imprécis de « détournement de procédure » mais encore en ce qu'une restriction aussi grave à la liberté individuelle, et notamment à la jouissance du domicile, ne saurait être prononcée que soit par l'autorité judiciaire à titre de sanction pénale, soit par l'autorité administrative dans le seul cas où elle est absolument indispensable à la protection de l'ordre public... ce que personne ne pourrait sérieusement soutenir en l'espèce.
De plus, le Gouvernement a finalement dû reconnaître au cours de la discussion parlementaire que la disposition critiquée donnerait nécessairement lieu à la constitution d'un fichier des hébergés et que les informations contenues dans les fichiers départementaux pourraient être mises en relation et échangées.
Or, d'une part, ce fichier consacrera nécessairement - d'un même mouvement - hébergeants et hébergés : non seulement le fichage de chaque hébergé n'est « utile » que s'il indique l'identité et l'adresse de l'hébergeant, mais en outre le préfet ne peut apprécier l'existence du « détournement de procédure » qu'au regard des demandes antérieures de visa de certificat d'hébergement et du comportement subséquent des hébergés précédents. Il est donc incontestable, même si le ministre de l'intérieur a cru devoir s'obstiner à ne pas le reconnaître clairement, que le fichage des « Français xénophiles » n'a nullement été abandonné du fait de l'adoption de l'« amendement Mazeaud ».
D'autre part, la même logique de recherche de « détournement de procédure » impose que le fichier dont le ministre a avoué la nécessité soit conservé non pas, comme il le dit, deux mois seulement mais au minimum pendant plusieurs années... et, à la vérité, pour une durée indéterminée dès lors que la loi déférée ne fixe aucune limite à la période pendant laquelle peuvent être recherchés les indices de « détournement de procédure ». Le fichage des étrangers hébergés et des « Français xénophiles » qui les accueillent est donc instauré sans limite de durée.
Enfin, ce fichage sera nécessairement national - ce qu'indique de manière détournée le propos ministériel sur la mise en relation des fichiers départementaux - car au cas contraire un étranger qui n'aurait pas quitté le territoire après avoir quitté le domicile d'un premier hébergeant pourrait obtenir du préfet d'un autre département un nouveau visa de certificat (pour un autre lieu d'hébergement) sans que le « détournement de procédure » soit alors repérable. A vrai dire, ce fichage devrait même, pour avoir une efficacité autre que symbolique, être institué à l'échelle de l'ensemble des Etats de la « zone de Schengen », dès lors que les contrôles frontaliers internes à cette zone disparaissaient. Certes, aucun accord international n'a institué un tel « fichage des hébergeants et hébergés »... mais précisément, de ce fait, l'étranger hébergé qui sort du territoire français par une frontière « interne à la zone de Schengen » ne pourra remettre son certificat d'hébergement à aucune autorité policière française à sa sortie du territoire... et sera donc réputé n'être jamais sorti, si bien que son hébergeant sera alors considéré comme complice d'un « détournement de procédure ».
La loi déférée institue donc un fichage national et permanent des hébergeants comme des hébergés, fichage qui, faute de dimension européenne,
est au demeurant inefficace et générateur de présomptions erronées de fraude à la loi... le tout dans des conditions que la loi déférée n'encadre en rien, le point VI de l'article 1er se bornant à un renvoi général à un décret en Conseil d'Etat, sans même viser le régime protecteur issu de la loi du 6 février 1978 relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés. Dans un domaine aussi doublement « sensible » du point de vue des libertés fondamentales, il y a là, outre des atteintes à la liberté individuelle (résultant de la méconnaissance du droit au respect de la vie privée) que ne justifie aucune nécessité tirée de l'objectif constitutionnel d'ordre public (au sens du troisième considérant de la décision no 94-352 DC du 18 janvier 1995), un nouveau cas d'incompétence négative du législateur.
Enfin, la loi ne précise pas davantage ce qu'il advient des certificats remis par l'étranger aux services de police à sa sortie du territoire, qui peuvent servir de base à la constitution d'un nouveau fichier national des hébergeants, lequel pourrait être « croisé » avec le fichier établi par les préfectures lors des demandes de visa afin de dresser la liste des hébergeants ayant reçu des étrangers devenus « clandestins »... hébergeants qui pourraient être alors poursuivis pour aide au séjour irrégulier (ce qu'envisage l'« étude d'impact » jointe au projet de loi). Une fois encore, l'absence de toute garantie légale de respect de la liberté individuelle entache ici la loi d'incompétence négative.