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Article (CONSEIL CONSTITUTIONNEL Saisine du Conseil constitutionnel en date du 1er avril 1996, présentée par plus de soixante sénateurs, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, et visée dans la décision no 96-375 DC)

Article (CONSEIL CONSTITUTIONNEL Saisine du Conseil constitutionnel en date du 1er avril 1996, présentée par plus de soixante sénateurs, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, et visée dans la décision no 96-375 DC)

C. - Une validation qui ne repose sur aucun motif

tiré de l'intérêt général


A supposer que le législateur ait eu la responsabilité d'intervenir directement dans les contentieux qui opposent des emprunteurs à certains établissements bancaires, encore aurait-il fallu que les dispositions adoptées reposent sur des motifs tirés de l'intérêt général. Dans sa décision no 95-369 DC du 28 décembre 1995, le Conseil constitutionnel a affirmé avec force que « si le législateur a la faculté d'user de son pouvoir de prendre des dispositions rétroactives afin de valider à la suite de l'intervention d'une décision passée en force de chose jugée et dans le respect de cette dernière des actes administratifs, il ne peut le faire qu'en considération de motifs d'intérêt général ».
Or, aucun motif d'intérêt général ne peut être invoqué à l'appui de la mesure de validation.
Il faut, en effet, partir de l'objectif poursuivi par la loi du 13 juillet 1979 qui est d'assurer à l'emprunteur une information préalable que celui-ci pourra mettre à profit pendant le délai de réflexion qui lui est reconnu et imposé.
Emprunter constitue pour de nombreux ménages une décision d'une particulière importance qui produira des effets pendant une durée généralement assez longue (dix ans, quinze ans ou vingt ans). Elle doit donc être prise en toute connaissance de cause. Or, l'établissement bancaire dispose, sans que cela présente pour lui la moindre difficulté, de tous les éléments d'information relatifs aux caractéristiques du prêt qu'il se propose de consentir. Non seulement le recours à l'informatique rend extraordinairement facile la communication à l'emprunteur, pour un montant, une durée et un taux donnés,
d'un échéancier complet, mais il permet, souvent en temps réel, d'effectuer plusieurs simulations selon les paramètres retenus.
La remise de ces éléments d'information n'est, cependant, pas suffisante en elle-même. Pour être efficace, elle suppose que l'emprunteur en comprenne la signification exacte. Il doit, en particulier, savoir ce que lui coûtera le crédit qu'il s'apprête à conclure. Or, selon les formules susceptibles de lui être proposées, le coût du crédit peut varier dans des proportions importantes. La fourniture d'un échéancier détaillé constitue l'un des éléments d'information lui permettant de se faire une idée précise de ce coût. Il appartient donc à l'établissement bancaire, dans le cadre de l'obligation de conseil qui lui incombe vis-à-vis de ses clients ou futurs clients, d'expliquer la signification précise des éléments d'information qu'il leur fournit. Dans la pratique, cette information devra être adaptée à chaque client. Les rapports qui se nouent ainsi entre l'établissement bancaire et l'emprunteur sont ceux d'un professionnel à l'égard d'un non-professionnel. Ils sont donc, par essence, inégalitaires. C'est pour rétablir un certain équilibre entre les parties que le législateur est intervenu en 1979 afin que le consentement de l'emprunteur soit « plus libre, plus conscient, plus réfléchi » (J. Ghestin, Traité de droit civil,
la formation du contrat).
On ajoutera que les établissements de crédit, comme, dans un domaine voisin, les sociétés d'assurance, sont tenus à une obligation d'information et de conseil vis-à-vis de leurs clients ou futurs clients. Si la loi de 1979 a, en matière de prêts immobiliers, précisé le contenu de cette double obligation, elle n'a en aucune manière épuisé le sujet. Il appartient, en effet, à chaque établissement bancaire d'apporter à ses clients toutes les informations qu'il juge utiles. Tel élément d'information prévu dans cette loi pourra fort bien ne pas être adapté aux caractéristiques particulières de telle ou telle forme de prêt. En outre, celles-ci évoluent et le législateur de 1979 ne pouvait envisager toutes les modalités que celles-ci peuvent revêtir. Les dispositions de la loi de 1979 ne constituent, de ce point de vue, qu'un minimum. Elles doivent être strictement appliquées, notamment lorsque les prêts proposés s'adressent à des ménages à faibles revenus. Il est particulièrement choquant qu'un certain nombre de litiges soient nés à l'occasion de prêts en accession à la propriété (P.A.P.). En cas de litige,
il appartient au juge de se prononcer sur la qualité des informations fournies par l'établissement bancaire à son client en s'appuyant, certes, sur les dispositions impératives de la loi de 1979, mais aussi, plus généralement, sur la manière dont l'établissement a satisfait à l'obligation d'information et de conseil à laquelle, comme tout professionnel qui s'adresse à des non-professionnels, il est soumis.
Reste une dernière question qu'il faut évoquer, même si elle relève de l'évidence. La fourniture d'un échéancier détaillé des amortissements constitue-t-elle un élément essentiel de l'information que l'établissement bancaire doit à ses clients ? Le rapporteur, devant l'Assemblée nationale, de la loi de 1979, estimait que cette information devait permettre à l'emprunteur de mieux apprécier « la charge de son endettement par rapport à ses ressources actuelles et escomptées ». Dans une première réponse à une question écrite, le ministre de l'économie et des finances ne disait pas autre chose, affirmant, sans même se référer à l'appréciation souveraine des tribunaux..., que « l'échéancier doit préciser, pour chaque échéance, le montant du capital amorti, le montant des intérêts à payer pour la période ainsi que le montant des frais accessoires » (réponse no 845, J.O., Débats Sénat de septembre 1981). Les auteurs de l'amendement litigieux ne disent d'ailleurs pas autre chose, qui confirment, en complétant la loi de 1979,
cette obligation pour les contrats de prêts postérieurs au 1er janvier 1995 réservant le cas des prêts à taux variable pour lesquels ce type d'information n'est pas pertinent.
Alors, pourquoi autant d'hésitations dans l'application de la loi ? Pour deux raisons qui ne sont en aucune manière recevables.
Tout d'abord, la loi du 13 juillet 1979 renvoyait à un décret le soin de préciser ses modalités d'application (art. 37). Ce décret n'a jamais été pris. On relèvera que cette abstention du pouvoir réglementaire n'empêchait nullement l'application des dispositions de la loi. Le ministre de l'économie et des finances a fait, ensuite, à une seconde question écrite, une réponse d'une rare hypocrisie. L'autorité administrative estimait, en effet, « qu'il ne semble pas que l'offre de prêt doive nécessairement détailler le montant exact de chaque échéance mensuelle ou trimestrielle. Dans ces conditions, et sous réserve de l'appréciation souveraine des tribunaux, il semble que le prêteur puisse se contenter d'indiquer, d'une part, le montant global des échéances annuelles ainsi que le montant de la dette en capital de l'emprunteur à la fin de chaque période annuelle et, d'autre part, le montant total des intérêts et le montant total des frais accessoires qui auront été payés après complet amortissement » (réponse no 5607, J.O., Débats Assemblée nationale, 5 avril 1982). Cette interprétation, doublement conditionnelle,
n'a pas, en elle-même, de valeur. En tout état de cause, elle ne lie pas le juge, ce que d'ailleurs elle rappelle fort opportunément. On voit mal, au demeurant, pour quelle raison la seconde réponse de l'administration, avec les multiples précautions oratoires qu'elle comporte, devrait l'emporter sur la précédente.
Certains invoqueront, sans doute, les risques financiers que la jurisprudence de la Cour de cassation fait peser sur les établissements bancaires.
On observera, tout d'abord, que l'activité bancaire, comme d'ailleurs l'activité d'assurance, est, tout à fait normalement, exposée au « risque » que constitue l'interprétation que le juge peut donner d'une loi, d'un texte réglementaire ou d'un contrat.
La seconde observation porte sur le long délai qui s'est écoulé entre le premier arrêt rendu par la Cour de cassation (16 mars 1994) et la date à laquelle le Parlement intervient dans le but de mettre en échec cette jurisprudence. Si le risque financier est aussi important que ce que prétendent les rapporteurs généraux, devant l'Assemblée nationale comme le Sénat, il ne fallait pas attendre le mois de mars 1996, mais agir dans les semaines, voire les quelques mois, qui ont suivi le premier arrêt rendu par la Cour de cassation.
En ce qui concerne, justement, ce risque financier, aucune estimation sérieuse n'a été fournie aussi bien par le Gouvernement que par les rapporteurs généraux devant le Parlement. On ne saurait, en tout état de cause, retenir comme hypothèse raisonnable une application maximale et systématique des sanctions prévues à l'article 31 de la loi de 1979. Ce serait nier la mission du juge ainsi que les dispositions mêmes de la loi qui excluent toute automaticité puisqu'elles confient au juge la mission de décider ou non de l'application de la déchéance des intérêts et d'en déterminer, au cas par cas, la proportion. En ce qui concerne le prononcé de la nullité du contrat, il faut rappeler qu'elle remet chacune des deux parties en l'état antérieur à la conclusion du contrat de prêt : le prêteur restitue les intérêts et l'emprunteur rembourse intégralement le montant du capital. L'intérêt d'une telle opération semble, pour le moins, limité.
A supposer, ce que rien ne démontre, que les conséquences financières, pour les établissements de crédit, soient élevées, encore faudrait-il qu'il soit ainsi porté une atteinte grave et importante à l'ensemble du système bancaire. Si celui-ci connaît des difficultés, elles ne sont en aucune manière dues aux prêts immobiliers. En outre et surtout, il faut rappeler que la pratique que le Parlement vient de valider n'est nullement le fait de tous les établissements de crédit. Il semble même, au vu des informations disponibles, qu'elle soit, pour l'essentiel, le fait d'un très petit nombre d'établissements. Dans un cas comme dans l'autre, ce n'est nullement un intérêt général particulièrement digne d'intérêt que le législateur cherche à défendre, mais des intérêts particuliers qui, au surplus, ne concernent même pas l'ensemble de la profession bancaire.
Le seul intérêt général qui peut être invoqué est celui des emprunteurs.
Afin d'en assurer la défense, le législateur de 1979 a mis en oeuvre le principe de la prohibition de l'avantage excessif obtenu par un professionnel sur un non-professionnel par un usage abusif de sa position économique dominante. L'article 87-I de la présente loi porte une atteinte grave à ce principe puisqu'il en renverse purement et simplement les termes en ce qui concerne les contrats de prêts immobiliers souscrits avant le 1er janvier 1995. Aucun autre motif d'intérêt général de valeur supérieure ne peut raisonnablement être invoqué. La présente loi de validation ne vise à défendre que des intérêts particuliers. Si les dispositions de l'article 87-I devaient être confirmées, cela signifierait qu'une loi votée en 1979, pour assurer la protection des emprunteurs, se retournerait, maintenant, purement et simplement contre eux. Pour toutes ces raisons, cette disposition doit être déclarée non conforme à la Constitution.