Article (CONSEIL CONSTITUTIONNEL Saisine du Conseil constitutionnel en date du 27 décembre 1994, présentée par plus de soixante députés, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, et visée dans la décision no 94-357 DC)
3. Sur l'article 119
Cet article porte validation de deux arrêtés des 25 novembre 1993 et 22 mars 1994 portant approbation, le premier, de la convention nationale des médecins et, le second, d'un avenant à celle-ci, qui font tous deux l'objet de recours actuellement pendant devant le Conseil d'Etat.
Notons, en premier lieu, que la convention, dont l'arrêté d'approbation est ainsi validé, met en jeu quelque cinq cent millions d'actes médicaux annuels, représentant avec les prescriptions consécutives, environ 250 milliards de francs. Ces données de fait peuvent certes plaider pour l'existence de raisons d'intérêt général que le Conseil constitutionnel a prises en compte à plusieurs reprises en matière de validation. Mais ces mêmes données excluent qu'on puisse parler ici d'une mesure ponctuelle et limitée, notion tout aussi présente dans vos précédentes décisions.
Notons encore, en second lieu, que le Gouvernement a été très chiche en explications, les parlementaires étant simplement invités à procéder à une validation préventive, comme il y en eut déjà un certain nombre, par crainte d'une annulation pour vices de forme qui ruinerait les efforts déployés en matière de contrôle de l'évolution des dépenses de santé. Or, d'une part, les moyens soulevés devant le juge administratif ne se bornaient certes pas à des griefs de pure forme, d'autre part, comme cela a été malgré tout souligné dans les débats, les mesures qu'il s'agit de valider sont fort loin d'avoir produit les effets économiques allégués.
En réalité, cette validation est contraire à la Constitution à la fois en elle-même et en ce qu'elle valide un texte lui-même contraire à la Constitution.
1. Il est constant que, à une exception près sur laquelle on reviendra, la validation d'actes administratifs, en plus des conditions tenant au respect de l'autorité de la chose jugée et au respect du principe de non-rétroactivité en matière répressive, n'est possible que:
- lorsqu'elle résulte de la décision législative de modifier rétroactivement les règles que le juge a mission d'appliquer (no 80-119 DC du 22 juillet 1980, no 7), et/ou - lorsqu'elle concerne non pas l'acte déféré au juge administratif mais les mesures consécutives à celui-ci (no 83-159 DC du 19 juillet 1983; no 85-192 DC du 24 juillet 1985).
En revanche, la validation directe et intégrale, par la loi, d'un acte relevant normalement de la compétence réglementaire et faisant l'objet d'un recours juridictionnel est impossible, sauf à méconnaître les limites que le Conseil constitutionnel a rappelées dans ses décisions précitées.
L'unique exception, à l'occasion de laquelle a été admise la validation directe de l'acte attaqué devant le juge administratif, est celle qui résulte de votre décision no 82-155 DC du 30 décembre 1982 (no 31). Mais il s'agissait là d'un cas spécial, celui de l'organisation particulière des T.O.M., dans lequel le législateur a la maîtrise de la répartition des compétences: modifier celle-ci revenait donc, en quelque sorte, à altérer rétroactivement des règles sur lesquelles le Parlement a une compétence générale, dont il détermine lui-même l'usage qu'il entend faire.
Dans les autres domaines, au contraire, la répartition des compétences entre la loi et le règlement résulte de la Constitution et non de l'appréciation du législateur. Si, donc, ce dernier peut toujours modifier, y compris rétroactivement, les règles qu'il revient au juge d'appliquer, s'il peut même faire siennes les mesures prises en application d'un acte administratif contesté, voire annulé (décision no 85-192 DC précitée), en revanche il ne peut valider directement un acte déféré au juge et qui, à aucun titre, ne ressortit à ses compétences.
Pour l'avoir méconnu, l'article 119 doit, à ce premier titre, être déclaré non conforme à la Constitution.
2. En tout état de cause si, dans les conditions précédemment rappelées, la loi peut valider des actes administratifs illégaux, elle ne saurait valider des actes, quels qu'ils soient, qui seraient inconstitutionnels.
A propos de la ratification implicite des ordonnances de l'article 38 de la Constitution, la décision no 86-224 DC du 23 janvier 1987 avait posé le principe selon lequel « il appartiendrait au Conseil constitutionnel de dire... si les dispositions auxquelles la ratification confère valeur législative sont conformes à la Constitution » (no 24).
De la même manière, c'est à l'occasion de leur validation que le Conseil constitutionnel doit dire si des dispositions qui, par l'effet de cette validation elle-même, échapperont ensuite à tout juge, sont conformes à la Constitution.
Or tel n'est pas le cas des conventions dont l'article 119 prétend valider les arrêtés d'approbation.
Premièrement, le texte de la convention nationale approuvé par l'arrêté validé n'est pas celui qui avait été signé par les partenaires sociaux le 21 octobre 1993 (Journal officiel, Sénat, séance du 17 novembre 1994, pages 5759 et suivantes). Or, pas plus que le pouvoir réglementaire, le législateur ne peut modifier une convention présentée comme n'étant qu'approuvée.
Deuxièmement, la convention ne pouvait être approuvée qu'à condition d'être signée par au moins une organisation représentative de médecins généralistes et une organisation représentative de médecins spécialistes. Cette condition n'a été remplie que grâce à la signature de la C.S.M.F. et du syndicat des médecins libéraux (S.M.L.). Or ce dernier avait fait l'objet d'une enquête légale de représentativité, aboutissant à une décision de rejet en date du 12 janvier 1993. Puis, alors que d'autres demandes de reconnaissance de représentativité avaient été déposées, une nouvelle décision, datée du 11 juin 1993, accordait la représentativité au S.M.L., sans qu'une nouvelle enquête eût été organisée. De ce fait, ce syndicat a bénéficié d'un privilège parfaitement exorbitant, rompant l'égalité avec les autres syndicats pétitionnaires de reconnaissance de représentativité (par exemple F.M.F. et U.C.C.S.F.). Aussi est-ce seulement au prix de cette violation manifeste du principe constitutionnel d'égalité que la convention a pu être considérée comme signée.
Ainsi, parce que cette signature est consécutive à la méconnaissance d'un principe constitutionnel, ce vice entache également l'approbation par arrêté puis la validation législative dudit arrêté.
Troisièmement et plus fondamentalement encore, la convention prévoit l'existence de deux secteurs: le secteur 1 à honoraires conventionnés et le secteur 2 à honoraires libres.
Jusqu'à présent, l'option en faveur de l'un ou l'autre secteur relevait du libre choix de chaque médecin, était ouverte à tous, et ne durait que ce que durait la convention elle-même, l'option étant ainsi rouverte à chaque nouvelle convention.
Or, par l'effet des articles 8, 9 et 43 de la convention, et s'agissant des médecins déjà installés à la date d'entrée en vigueur de la convention, seuls ceux du secteur 2 conserveront désormais le droit d'option.
En conséquence, les médecins qui avaient antérieurement choisi le secteur 1, dans des conditions qui leur permettaient de modifier leur choix à l'occasion d'une convention suivante, se trouvent soudainement enfermés, de manière définitive et irrévocable, dans ce qui était une option temporaire et révocable au moment où ils l'ont souscrite.
Certes, il est constant que nul n'a droit au maintien d'une réglementation. Aussi n'est-ce pas sur le principe même du changement que porte la critique. En revanche, la rupture d'égalité est grave et manifeste entre des médecins qui présentent tous les mêmes titres, compétences et fonctions. Selon que, à une date où il n'était pas envisageable que cette option pourrait emporter des conséquences définitives, ils avaient choisi le secteur 1 ou le secteur 2, ils se trouveraient désormais titulaires de droits totalement différents, les uns conservant un droit d'option que les autres perdraient.
Autant il était loisible au législateur, s'il l'estimait nécessaire, de rendre l'option définitive pour tout le monde, après une période transitoire permettant à chacun de reconsidérer son choix à cette lumière nouvelle,
autant, même, il eût été possible, à l'extrême, de supprimer toute option,
tout de suite et pour tout le monde, autant, en revanche, pas plus la convention que l'arrêté que la loi ne peuvent violer le principe d'égalité,
entre médecins en l'espèce, en fermant aux uns le droit d'option qui reste ouvert aux autres.
C'est pour l'ensemble de ces raisons que l'article 119 de la loi qui vous est déférée ne manquera pas d'être censuré.
Nous vous prions, Monsieur le président, Madame et Messieurs les conseillers, d'agréer l'expression de notre haute considération.
(Liste des signataires: voir décision no 94-357 DC.)