Article (CONSEIL CONSTITUTIONNEL Saisine du Conseil constitutionnel en date du 20 juin 1996, présentée par plus de soixante sénateurs, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, et visée dans la décision no 96-377 DC)
Sur l'article 1er :
L'article 421-1 du code pénal prévoit et réprime les actes de terrorisme.
Bien qu'établie par une législation relativement récente, les auteurs du projet ont jugé indispensable d'allonger la liste des agissements susceptibles d'être qualifiés d'infractions terroristes.
Toutefois, au nombre de ces agissements figurent désormais ceux définis à l'article 21 de l'ordonnance no 45-2658 du 2 novembre 1945 modifiée relative aux conditions d'entrée et de séjour des étrangers en France.
Les débats parlementaires n'ont pas manqué de souligner le malaise que suscite la confusion ainsi opérée entre deux législations portant l'une sur les étrangers et l'autre sur le terrorisme, confusion qui, suggérant un lien de causalité, alimente toutes sortes de suspicions illégitimes.
Cela suffit à faire du texte qui vous est déféré une mauvaise loi, mais chacun sait que la circonstance qu'une loi est mauvaise ne suffit pas à la faire regarder comme inconstitutionnelle. Celle-ci l'est cependant pour des raisons qui tiennent, d'une part, à l'article 21 de l'ordonnance de 1945 lui-même, d'autre part à son insertion dans l'article 421-1 du code pénal.
a) Sur l'article 21 de l'ordonnance de 1945 :
Le texte aujourd'hui applicable n'a plus que de lointains rapports avec la rédaction d'origine. Il résulte au contraire de deux modifications très substantielles et récentes, opérées successivement par l'article 21 de la loi no 91-1383 du 31 décembre 1991 puis par l'article 1er de la loi no 94-1136 du 27 décembre 1994.
Aucune de ces deux lois ne vous a été déférée préalablement à sa promulgation, vous interdisant ainsi de vous prononcer sur leur conformité,
pourtant douteuse, à la Constitution.
Or il est acquis, depuis votre décision 85-158 DC du 25 janvier 1985, que « la régularité au regard de la Constitution d'une loi déjà promulguée peut être utilement contestée à l'occasion de l'examen des dispositions législatives qui la modifient, la complètent ou affectent son domaine ».
Il ne fait aucune espèce de doute, en l'occurrence, que l'inclusion de l'article 21 de l'ordonnance de 1945 dans la législation contre le terrorisme affecte considérablement son domaine. Où cette disposition n'était jusqu'ici destinée qu'à lutter contre l'aide aux infractions prévues par l'ordonnance, elle pénètre désormais de plain-pied dans l'arsenal répressif appelé à combattre les crimes terroristes. Le domaine de l'article 21 de l'ordonnance de 1945 n'est donc pas affecté simplement. Il l'est spectaculairement.
A ce titre, sa constitutionnalité peut être contestée au moins aussi utilement que celle d'une disposition ancienne qu'une législation nouvelle étendait aux chemins de fer (93-256 DC du 25 juillet 1993).
Au fond, l'article 21 de l'ordonnance méconnaît gravement plusieurs règles et principes de valeur constitutionnelle.
Sur son principe même, la répression générale, absolue et indistincte de toute forme d'aide au séjour d'étrangers en situation irrégulière coupe ces derniers, quelles que soient leur détresse et ses causes, de tout contact humain, de toute main tendue, fût-elle celle d'une association de secours social. Les voilà donc, par l'effet de la loi, retranchés de toute relation humaine, voués à contaminer pénalement quiconque se bornerait à simplement tenter de leur venir en aide et, partant, de faciliter même indirectement leur séjour.
Il ne s'agit nullement là du sombre phantasme agité par des esprits inquiets, mais bien de la réalité déjà attestée tant par des décisions de justice que par des comportements administratifs.
Ainsi, pour se borner à quelques exemples :
- le 8 mars 1995, la cour d'appel de Grenoble a condamné deux ressortissants tunisiens, coupables (!) d'avoir continué à héberger leur frère après expiration du visa de celui-ci ;
- le 8 janvier 1996, le tribunal correctionnel de Saint-Etienne a sanctionné la culpabilité d'un ressortissant algérien pour avoir favorisé l'entrée en France de sa femme, mère de ses trois enfants.
Dans un autre registre, des associations signataires de certificats d'hébergement produits dans le cadre de demandes de régularisation ont fait l'objet soit d'une enquête préliminaire (Gasprom à Nantes), soit de menaces de plainte (Femme de la Terre à Paris).
L'impossibilité dans laquelle les étrangers en situation irrégulière sont ainsi mis de pouvoir nouer le moindre contact, bénéficier du moindre secours, sans que celui qui l'apporterait s'expose à des sanctions graves, est notoirement attentatoire au principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine dont vous n'avez pas manqué de constater la valeur constitutionnelle (94-343/344 DC du 27 juillet 1994).
En second lieu, les termes de l'article 21 de l'ordonnance de 1945 ne satisfont évidemment pas aux exigences constitutionnelles déduites des articles 7 et 8 de la Déclaration de 1789.
S'agissant du coupable, le texte vise « toute personne ». S'agissant des faits, il vise « toute aide directe et indirecte ». S'agissant de l'objet, il vise celui d'avoir « facilité ou tenté de faciliter » l'entrée, la circulation ou le séjour irréguliers d'un étranger.
Il s'est déjà trouvé des juridictions pour relever à juste titre les malfaçons de l'article incriminé. Ainsi le tribunal de grande instance de Toulouse, dans un jugement en date du 30 octobre 1995 (Dalloz, 1996, p. 101), a-t-il souligné que :
« ... la rédaction de l'article 21 en terme générique visant "toute personne" et toutes actions directes ou indirectes facilitant le séjour irrégulier d'un étranger en France, ne semble pas répondre aux exigences du principe de légalité, aucun des éléments de l'infraction n'étant énoncé avec suffisamment de précision ; ... la généralité des termes semble viser des comportements aussi divers que le passeur, le trafiquant de main-d'oeuvre ou le financeur d'un réseau terroriste ; mais pourrait aussi inclure dans une interprétation large l'organisation humanitaire fournissant nourriture et habits à des étrangers clandestins ; l'ecclésiastique exerçant la charité dans les mêmes conditions, le médecin qui soignerait l'étranger en séjour irrégulier sans qu'il y ait urgence » (souligné par nous).
On ne saurait mieux dire.
Or s'il se trouve que, en l'espèce, le juge a choisi, précisément pour des raisons de hiérarchie des normes, d'interpréter le texte imprécis à la lumière des principes constitutionnels et, en l'espèce toujours, a refusé de prononcer une condamnation, on ne saurait s'accommoder d'un texte dont la conformité à la Constitution dépend non de son contenu mais seulement de l'attitude, aléatoire, de la juridiction saisie.
A tous ces titres, l'article 21 modifié de l'ordonnance de 1945 est intrinsèquement inconstitutionnel.
b) Sur l'extension au terrorisme de l'article 21 de l'ordonnance de 1945 :
Il va de soi, tout d'abord, que l'inconstitutionnalité du dispositif,
lorsqu'il se trouve dans l'ordonnance de 1945, poursuit ses effets lorsqu'il est inséré dans le code pénal.
Au-delà, conformément à l'article 8 de la Déclaration de 1789, « la loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires ». Tel n'est à l'évidence pas le cas de celles encourues dans les cas visés au 4o de l'article 421-1 du code pénal.
Il convient en effet d'observer que ceux qui, intentionnellement, apportent une aide au terrorisme peuvent déjà être poursuivis - et, comme on le sait,
l'ont effectivement été - aux titres de la complicité ou de l'association de malfaiteurs, s'exposant d'ailleurs dans ce cadre à des peines plus graves que celles applicables au délit prévu et réprimé par le nouveau texte.
De deux choses l'une alors : ou il s'agit, au nom de la défense de l'ordre public, de renforcer les sanctions et il est pour le moins contradictoire d'ouvrir une voie permettant de les alléger, ou, au contraire, ce qui ici est plus conforme à la réalité, il ne s'agit que de créer une incrimination superflue, à des fins exclusivement politiques sur un sujet douloureusement sensible.
Or, par définition, les peines ne sont pas strictement et évidemment nécessaires qui sanctionnent une incrimination elle-même inutile.
S'il se trouvait, par extraordinaire, des agissements pouvant relever du nouveau 4o de l'article 421-1 et qui n'auraient pu être poursuivis aux titres ni de la complicité ni de l'association de malfaiteurs, alors ce ne pourrait être que grâce aux coupables facilités qu'offre la rédaction extrêmement large et imprécise de l'article 21 de l'ordonnance de 1945, ce qui ferait resurgir l'atteinte au principe constitutionnel de légalité des délits et des peines.
Sous quelque angle qu'on l'envisage, donc, la liaison opérée entre l'ordonnance de 1945 et la répression du terrorisme, très choquante en elle-même, viole, selon l'interprétation qu'on en fait, soit l'article 7,
soit l'article 8 de la Déclaration de 1789, quand ce n'est les deux simultanément.
Le 3o de l'article 1er de la loi qui vous est déférée ne saurait donc en aucun cas échapper à la censure.