Article (CONSEIL CONSTITUTIONNEL Saisine du Conseil constitutionnel en date du 3 juillet 1996 présentée par plus de soixante députés, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, et visée dans la décision no 96-380 DC)
A. - Sur l'absence de garantie du maintien
de France Télécom dans le secteur public
Ce maintien est, à l'égard du législateur, constitutionnellement impératif. Le neuvième alinéa du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, dont on sait qu'il conserve pleine valeur constitutionnelle dans le droit positif actuel, dispose en effet que « tout bien, toute entreprise, dont l'exploitation a ou acquiert les caractères d'un service public national ou d'un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité ».
Or, la législation, la jurisprudence et la doctrine concourent unanimement à souligner que France Télécom gère bel et bien un « service public national » au sens du Préambule.
Aux termes de la décision no 86-207 DC rendue les 25 et 26 juin 1986 par le Conseil constitutionnel (recueil p. 61), sauf en ce qui concerne les services publics nationaux dont « la nécessité (...) découle de principes ou de règles de valeur constitutionnelle » - ce qui n'est pas le cas en l'espèce -, c'est au législateur qu'il appartient de déterminer les activités qui doivent être érigées en service public national. En l'espèce, répétons-le, le législateur persiste à qualifier comme telle l'activité de France Télécom.
En application de cette jurisprudence, il a été jugé que le législateur pouvait constitutionnellement transférer au secteur privé un organisme distribuant des prêts bonifiés dès lors que la distribution de ces prêts n'avait pas le caractère d'un service public exigé par la Constitution (décision no 87-232 DC rendue le 7 janvier 1988 par le Conseil constitutionnel (recueil p. 17).
Deux interprétations peuvent être données de cette seconde décision.
On pourrait imaginer que les activités de service public non « exigées » par la Constitution et dès lors privatisables conserveraient, même après leur privatisation, leur caractère de service public. On retrouverait ainsi le modèle classique de la concession de service public - dont il convient cependant d'observer qu'elle n'est plus guère pratiquée que pour les services publics locaux -... mais une telle interprétation est trop expressément incompatible avec les termes du neuvième alinéa du Préambule pour résister à l'examen.
Il convient donc de comprendre que les activités de service public privatisables parce que non « exigées » par la Constitution perdent leur caractère de service public du seul fait de la privatisation de l'organisme qui les exerce. Seule, en effet, cette interprétation est conforme à la lettre des textes constitutionnels.
Encore peut-on imaginer, au regard des évolutions intervenues depuis un demi-siècle, que le neuvième alinéa du Préambule puisse être lui-même l'objet d'une interprétation relativement simple, aux termes de laquelle des personnes privées peuvent certainement être associées à l'exercice d'activités de service public national - ce qui est notamment le cas pour l'enseignement ou encore pour les activités hospitalières -... à condition que le principal opérateur reste une personne morale de droit public,
l'inconstitutionnalité d'une privatisation totale de l'enseignement ou du secteur hospitalier ne faisant en revanche aucun doute.
Cette exigence constitutionnelle de prépondérance de l'opérateur public,
posée par le Préambule de 1946, représente l'un des traits les plus marquants de « l'exception française » au regard de certaines orientations très libéralistes de la politique suivie par les autorités communautaires. Il en découle, d'une part, qu'un service public national ne saurait être constitutionnellement concédé, d'autre part, que toute privatisation d'une entreprise publique gestionnaire de service public est inconstitutionnelle.
C'est notamment en ce sens que France Télécom n'est pas Renault...
L'analyse résumée ci-dessus est au demeurant admise dans son principe par le rapporteur de la commission des affaires économiques et du Plan du Sénat (document du Sénat de la session ordinaire de 1995-1996, no 406, p. 9-10)... mais celui-ci ajoute qu'à ses yeux « la fixation à 51 p. 100 de la part du capital de France Télécom conservée par l'Etat prémunit contre le risque de non-conformité à ces dispositions de valeur constitutionnelle ».
La réalité n'est pourtant pas si simple.
Il est vrai que l'article 1er de la loi déférée dispose que « la personne morale de droit public France Télécom (...) est transformée à compter du 31 décembre 1996 en une entreprise nationale, dénommée France Télécom, dont l'Etat détient directement plus de la moitié du capital social ».
Mais la lettre de cette disposition signifie seulement qu'au lendemain de la transformation de France Télécom en société anonyme, l'Etat détiendra plus de 50 p. 100 du capital de cette dernière. Aucune garantie n'est expressément formulée quant à son évolution ultérieure.
Or les travaux préparatoires indiquent assez clairement ce qu'en augurent le Gouvernement et sa majorité parlementaire. Le rapporteur de la commission de la production et des échanges de l'Assemblée, évoquant l'évolution de l'actionnariat de France Télécom après le 31 décembre 1996, prend pour seule référence l'exemple de Renault (document de l'Assemblée nationale, 10e législature, no 2891, p. 28), alors qu'on sait que, précisément, cette entreprise a fait l'objet, comme aujourd'hui France Télécom, d'une privatisation partielle, que le gouvernement de l'époque, comme celui d'aujourd'hui pour France Télécom, s'était engagé formellement à ce que l'Etat en conserve la majorité du capital... et qu'en dépit de cet engagement la privatisation de l'entreprise a été ensuite décidée. On voit ainsi très clairement quelle interprétation la majorité parlementaire elle-même suggère de donner de l'ambiguïté rédactionnelle choisie par les rédacteurs de l'article 1er de la loi déférée.
Quant au rapporteur du Sénat, après avoir expliqué que le changement de statut de France Télécom était à ses yeux nécessité par l'alliance privilégiée nouée avec Deutsche Telekom, il précise que dans le cas de cette dernière entreprise - qui doit procéder avec France Télécom à des prises de participations croisées - « si la première mise sur le marché de Deutsche Telekom ne prévoyait qu'un désengagement partiel de l'Etat, il s'agissait d'une première étape qui serait suivie d'un désengagement total dont le principe était, d'ores et déjà, adopté » (document précité, p. 57).
Tel est le modèle, la voie à suivre tracée par l'actuelle majorité. Et pour qu'il ne subsiste aucun doute sur l'inexorabilité de l'évolution ainsi permise par la rédaction de l'article 1er de la loi déférée, le rapporteur de l'Assemblée nationale souligne que dès le début de 1997 « le contrôle direct lors des assemblées générales ou indirect par leurs représentants au conseil d'administration des actionnaires minoritaires (...) ne permettra pas à l'Etat de prendre des décisions qui ne seraient pas conformes à l'objet social de l'entreprise ou à son intérêt. La sanction du marché serait immédiate » (document précité, p. 17).
Cette dernière précision permet de caractériser la double inconstitutionnalité de l'article 1er de la loi déférée. D'une part, sa volontaire imprécision sur l'évolution du capital postérieure au 31 décembre 1996 ouvre la porte à la privatisation ultérieure conforme aux modèles cités de Renault et de Deutsche Telekom ; en d'autres termes, en ne garantissant pas expressément et définitivement le maintien - constitutionnellement impératif - de France Télécom dans le secteur public, le législateur n'a pas exercé la totalité de sa compétence. D'autre part, dès le changement de statut décidé par la loi déférée, la pression des actionnaires minoritaires obligera les dirigeants de France Télécom à suivre les injonctions du marché au détriment des « lois » du service public, et au premier chef du principe d'égalité : si ces dirigeants voulaient par exemple maintenir la péréquation tarifaire et l'intégralité du service rendu aux usagers de zones rurales, nul doute que, comme le prédit le rapporteur de l'Assemblée nationale, « la sanction du marché serait immédiate ». Changement de statut, changement de logique : ce sont les principes constitutionnels régissant le service public qui sont ainsi mis en cause par la loi déférée.
A tout le moins, et très subsidiairement, conviendrait-il que des réserves d'interprétation formelles et circonstanciées neutralisent l'interprétation avancée par les responsables de la majorité parlementaire, afin de garantir le respect du neuvième alinéa du préambule et des principes constitutionnels précités.