Article (CONSEIL CONSTITUTIONNEL Saisine du Conseil constitutionnel en date du 25 février 1997 présentée par plus de soixante sénateurs, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, et visée dans la décision no 97-388 DC)
VI. - La méconnaissance du principe
de la liberté d'entreprendre (art. 8)
L'obligation, posée à l'article 8 de la loi, de créer des fonds d'épargne retraite, c'est-à-dire des personnes morales ayant pour objet exclusif la couverture des engagements pris dans le cadre de plans d'épargne retraite,
est contraire au principe de la liberté d'entreprendre. L'exercice de cette liberté qui, selon une jurisprudence constante du Conseil constitutionnel,
n'est ni générale ni absolue est méconnu au double motif que les limitations que le législateur lui a apportées ne sont pas justifiées par des motifs tirés de l'intérêt général et qu'elles en dénaturent la portée.
L'exercice, en France comme dans les autres pays de l'Union européenne, de l'activité d'assurance n'est pas libre. Il est soumis à l'agrément préalable des autorités administratives compétentes. Toute entreprise qui souhaite exercer en France et dans les autres Etats membres de l'Union européenne en liberté d'établissement et en libre prestation de services l'activité d'assurance doit, sur la base d'un dossier complexe, obtenir l'agrément préalable de l'autorité administrative du pays de son siège social. Parmi les éléments d'appréciation importants, il est nécessaire de mentionner plus particulièrement la capacité de l'organisme à disposer de fonds propres importants et l'examen, lors de l'agrément, des bases tarifaires.
L'obligation faite aux différents organismes assureurs de filialiser leurs activités en matière d'épargne retraite est inutile et dangereuse.
Elle est inutile parce qu'elle fait double emploi avec la législation et la réglementation existantes. Rien ne peut justifier de demander à un organisme assureur qui a été agréé pour pratiquer des opérations d'assurance vie relatives à l'épargne retraite, qui réalise de telles opérations et qui est soumis au contrôle permanent de la commission de contrôle des assurances ou de la commission de contrôle des mutuelles et des institutions de prévoyance de devoir solliciter de nouveau un agrément en tous points similaire. Sans qu'il soit possible d'estimer avec précision le nombre de demandes d'agrément, on soulignera qu'il existe, aujourd'hui, près de 300 organismes pratiquant des opérations d'assurance vie : 138 sociétés d'assurance (rapport d'activité 1994, commission de contrôle des assurances), 61 caisses autonomes mutualistes et 87 institutions de prévoyance (rapport 1994/1995 de la commission de contrôle des mutuelles, La Documentation française, 1996). Si l'on fait l'hypothèse qu'un organisme sur deux souhaitera être présent sur le marché des plans d'épargne retraite, ce sont au minimum 150 fonds d'épargne retraite qui vont demander l'agrément du ministère de l'économie et des finances et du ministère chargé de la sécurité sociale.
Les pouvoirs publics n'envisagent pas, en outre, d'adopter par voie réglementaire des règles différentes de celles qui s'appliquent aux sociétés d'assurance. A une question de M. Marini, rapporteur, qui demandait si les règles d'évaluation des actifs, de provisionnement et de participation aux excédents seraient fixées « par référence au code des assurances qui, depuis fort longtemps, en matière d'assurance vie, traite des mêmes sujets », M.
Lamassoure a très clairement répondu que « les ratios prudentiels qui seront applicables aux fonds seront ceux du code des assurances » (Débats, Sénat,
no 107, 14 décembre 1996, p. 7376). M. Arthuis, lors de l'examen en deuxième lecture par le Sénat de la proposition de loi, a indiqué que les fonds d'épargne retraite « seront gérés dans un cadre assurantiel, puisque leur objet est de servir une rente aux épargnants lorsqu'ils atteindront l'âge de la retraite ».
A supposer qu'au travers de ses décrets d'application les pouvoirs publics aient l'intention d'adopter des règles plus strictes que celles qui s'appliquent aujourd'hui aux sociétés d'assurance dans l'élaboration de leurs tarifs ou le calcul des provisions techniques qui assurent la couverture de leurs engagements, rien ne pourrait alors justifier que de telles règles s'appliquent aux opérations des fonds d'épargne alors qu'elles ne s'appliqueraient pas aux opérations en tous points similaires qui continueraient d'être faites par les sociétés d'assurance « classiques ».
Il y aurait, alors, atteinte à l'égalité. Rien ne pourrait, en effet,
justifier que des opérations de même nature soient soumises à des règles prudentielles différentes. Les assurés sont en droit d'attendre que la législation et la réglementation applicables aux organismes assureurs qui leur proposent de souscrire tel ou tel contrat leur offrent des garanties de sécurité rigoureusement identiques. Si tel n'était pas le cas, la responsabilité de l'Etat pourrait se trouver directement engagée.
Cette disposition de la loi est dangereuse parce qu'elle va multiplier les cas de double emploi des mêmes fonds propres entre organismes assureurs et donc accroître leur fragilité. Le rapporteur en deuxième lecture devant le Sénat ainsi que le ministre délégué au budget ont reconnu la réalité de ce problème (Débats, Sénat, no 9, p. 497) sans, pour autant, vouloir y apporter une réponse. On ajoutera qu'à la différence des établissements de crédit, les actionnaires des fonds d'épargne retraite ne peuvent se voir invités par les autorités de contrôle à fournir à un fonds qui serait en difficulté le soutien nécessaire (article 52 de la loi no 84-46 du 24 janvier 1984). Non seulement l'entrave ainsi apportée à la liberté d'entreprendre ne repose pas sur des motifs tirés de l'intérêt général, mais elle va ouvertement à l'encontre de celui-ci.
Le même résultat pourrait être atteint plus simplement. L'obligation faite aux organismes assureurs existants de constituer de nouvelles personnes morales, d'en demander et d'en obtenir l'agrément pour l'exercice d'activités qu'ils ont déjà été autorisés, par le passé, à pratiquer constitue une exigence disproportionnée au regard des objectifs poursuivis. A ce titre,
elle excède très largement les limites que le législateur a posées à l'exercice de l'activité d'assurance en France sans reposer sur des justifications sérieuses. L'objectif poursuivi, qui est de garantir au mieux la sécurité de ces opérations et les droits des assurés, peut être atteint de manière équivalente et même plus sécuritaire par l'application ou l'adaptation de la législation et de la réglementation existantes. On rappellera, à ce propos, que les droits des assurés relevant des régimes collectifs de retraite régis par le chapitre Ier du titre IV du livre IV du code des assurances sont intégralement protégés par l'obligation qui leur est faite de cantonner ces opérations au sein des comptes de l'assureur (art. L. 441-1 du code des assurances) et par l'existence, au profit des assurés, d'un privilège spécial qui prime le privilège général des assurés sur les actifs d'une société d'assurance (art. L. 441-8). Rigoureusement rien n'interdisait d'adapter ce dispositif aux autres catégories d'opérations d'épargne retraite.
On rappellera, à cet égard, et sans que cela, bien évidemment, lie la haute juridiction dans l'exercice de son pouvoir d'appréciation, que la Cour de justice des Communautés européennes veille, pour la mise en oeuvre des articles 52 (libre établissement) et 59 (libre prestation de services) du traité de Rome, à ce que les Etats membres ne soumettent pas à agrément des organismes qui ont déjà été agréés dans leur pays d'origine lorsqu'ils souhaitent intervenir dans d'autres Etats membres. L'un des arguments invoqués par la Cour de justice est d'éviter des doubles agréments générateurs de contraintes inutiles (voir J. Biancarelli, « L'évolution la plus récente de la jurisprudence de la Cour de justice en matière de prestation de services dans le secteur des assurances », Revue du Marché commun, 1987, p. 35, ainsi que Le Traité de droit des assurances. Le Marché unique de l'assurance, Gilbert Parléani, LGDJ, 1996).
En ce qu'il comporte des contraintes qui ne sont pas fondées sur des motifs d'intérêt général et qui sont excessives, l'article 8, premier alinéa, est contraire à la liberté d'entreprise.