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Article (Décision n° 2005-0281 du 28 juillet 2005 portant sur la définition du marché des offres de gros d'accès large bande livrées au niveau national, sur la désignation d'un opérateur exerçant une influence significative sur ce marché et sur les obligations qui lui sont imposées)

Article (Décision n° 2005-0281 du 28 juillet 2005 portant sur la définition du marché des offres de gros d'accès large bande livrées au niveau national, sur la désignation d'un opérateur exerçant une influence significative sur ce marché et sur les obligations qui lui sont imposées)


VI. - OBLIGATIONS IMPOSÉES À FRANCE TÉLÉCOM


Confrontés à la perspective de pertes durables de parts de marché globales sur les marchés du haut débit, les opérateurs historiques peuvent économiquement être incités à adopter des comportements anticoncurrentiels.
De fait, en France, les autorités de concurrence nationale et communautaire ont été amenées à intervenir à plusieurs reprises, entre 1999 et 2005, à la suite de saisines par des opérateurs alternatifs ou de leur propre initiative.
Sur le marché de détail du haut débit résidentiel, le Conseil de la concurrence a ainsi prononcé à plusieurs reprises des mesures conservatoires enjoignant à France Télécom de suspendre des offres tarifaires, notamment dans ses décisions n° 98-MC-03 en date du 19 mai 1998 et n° 99-MC-06 en date du 23 juin 1999, ou de suspendre la commercialisation de packs ADSL dans sa décision n° 02-MC-03 en date du 27 février 2002. En outre, dans sa décision 04-D-18 en date du 13 mai 2004, le conseil a considéré que France Télécom avait continué à se livrer à des pratiques anticoncurrentielles graves sur le marché de l'accès haut débit à Internet malgré l'injonction à son encontre du 18 février 2000 conduisant à la création de l'offre de gros dite d' « option 3 » et lui a infligé une sanction pécuniaire d'un montant de 20 millions d'euros. La cour d'appel a confirmé cette sanction dans un arrêt du 11 janvier 2005 et l'a doublée en la portant à 40 millions d'euros en considérant que le non-respect d'une injonction formulée en mesures conservatoires constituait en soi « une pratique d'une extrême gravité » qui en l'espèce avait permis à France Télécom de maintenir son quasi-monopole. Elle a tenu compte pour aggraver la sanction du « non-respect délibéré d'une injonction claire, précise et dépourvue d'ambiguïté » et de « la persistance » du comportement anticoncurrentiel de l'opérateur.
Par ailleurs, dans sa décision COMP/38.233, en date du 13 juillet 2003, la Commission européenne a estimé que Wanadoo Interactive s'était livré à des pratiques anticoncurrentielles en pratiquant pour ses services eXtense et Wanadoo ADSL des prix prédateurs ne lui permettant pas de couvrir ses coûts variables jusqu'en août 2001 et ses coûts complets à partir d'août 2001, sur le marché de l'accès Internet haut débit, entre mars 2001 et octobre 2002. La Commission européenne a en conséquence infligé une sanction pécuniaire de 10,35 millions d'euros à Wanadoo Interactive. En outre, elle a enjoint à Wanadoo de lui transmettre, à l'issue de chaque exercice et jusqu'à l'exercice 2006 compris, le compte d'exploitation de ses différents services ADSL, faisant apparaître les revenus comptables, les coûts d'exploitation et les coûts d'acquisition de la clientèle.
L'Autorité constate par ailleurs que l'accès haut débit professionnel n'a pas fait l'objet d'une telle multiplication des procédures contentieuses relatives à des pratiques anticoncurrentielles au cours de la même période.
En outre, la réintégration de Wanadoo au sein de France Télécom amoindrit la capacité du régulateur sectoriel et des autorités de concurrence à détecter de telles pratiques, les flux financiers intra groupe et les conditions techniques de production des prestations internes étant moins transparentes.
Dans ces conditions, les obligations imposées à France Télécom sur le marché des offres large bande livrées au niveau national, défini comme pertinent par la présente décision, visent à prévenir la mise en oeuvre de pratiques anticoncurrentielles par l'opérateur historique. Ces obligations visent également à doter l'Autorité et les autorités de concurrence des moyens leur permettant, le cas échéant, de détecter et de faire cesser de telles pratiques.
VI-A. - Principes généraux relatifs à la détermination des obligations imposées à l'opérateur exerçant une influence significative sur un marché
Conformément à l'article 16 de la directive cadre, lorsqu'une autorité réglementaire nationale a identifié un opérateur exerçant une influence significative sur un marché pertinent, celle-ci est tenue de lui imposer des mesures réglementaires spécifiques visées aux articles 9 à 13 de la directive « accès ».
L'article L. 38-I du code des postes et des communications électroniques prévoit que « les opérateurs réputés exercer une influence significative sur un marché du secteur des communications électroniques peuvent se voir imposer, en matière d'interconnexion et d'accès, une ou plusieurs des obligations [...], proportionnées à la réalisation des objectifs mentionnés à l'article L. 32-1 ».
Il s'agit des obligations suivantes :
- rendre publiques des informations concernant l'interconnexion ou l'accès, notamment publier une offre technique et tarifaire détaillée d'interconnexion ou d'accès lorsqu'ils sont soumis à des obligations de non-discrimination ;
- fournir des prestations d'interconnexion ou d'accès dans des conditions non discriminatoires ;
- faire droit aux demandes raisonnables d'accès à des éléments de réseau ou à des moyens qui y sont associés ;
- ne pas pratiquer de tarifs excessifs ou d'éviction sur le marché en cause et pratiquer des tarifs reflétant les coûts correspondants ;
- isoler sur le plan comptable certaines activités en matière d'interconnexion ou d'accès.
En toute hypothèse et quelles que soient les obligations qui peuvent être imposées, celles-ci doivent être proportionnées aux objectifs généraux fixés à l'article L. 32-1 II du code des postes et des communications électroniques, à savoir :
« 1° [...] la fourniture et [le] financement de l'ensemble des composantes du service public des communications électroniques ;
2° [...] l'exercice au bénéfice des utilisateurs d'une concurrence effective et loyale entre les exploitants de réseau et les fournisseurs de services de communications électroniques ;
3° [le] développement de l'emploi, de l'investissement efficace dans les infrastructures, de l'innovation et de la compétitivité dans le secteur des communications électroniques ;
4° [...] la définition de conditions d'accès aux réseaux ouverts au public et d'interconnexion de ces réseaux qui garantissent la possibilité pour tous les utilisateurs de communiquer librement et l'égalité des conditions de la concurrence ;
5° [le] respect par les opérateurs de communications électroniques du secret des correspondances et du principe de neutralité au regard du contenu des messages transmis, ainsi que de la protection des données à caractère personnel ;
6° [le] respect, par les exploitants de réseau et les fournisseurs de services de communications électroniques de l'ordre public et des obligations de défense et de sécurité publique ;
7° [...] la prise en compte de l'intérêt des territoires et des utilisateurs, notamment handicapés, dans l'accès aux services et aux équipements ;
8° [le] développement de l'utilisation partagée entre opérateurs des installations mentionnées aux articles L. 47 et L. 48 ;
9° [...] l'absence de discrimination, dans des circonstances analogues, dans le traitement des opérateurs ;
10° [...] la mise en place et au développement de réseaux et de services et à l'interopérabilité des services au niveau européen ;
11° [...] l'utilisation et à la gestion efficaces des fréquences radioélectriques et des ressources de numérotation ;
12° [...] un niveau élevé de protection des consommateurs, grâce notamment à la fourniture d'informations claires, notamment par la transparence des tarifs et des conditions d'utilisation des services de communications électroniques accessibles au public ;
13° [le] respect de la plus grande neutralité possible, d'un point de vue technologique, des mesures qu'ils prennent ;
14° [...] l'intégrité et la sécurité des réseaux de communications électroniques ouverts au public. »


VI-B. - Obligations imposées à France Télécom


Compte tenu de la situation concurrentielle observée sur le marché de gros des offres d'accès haut débit livrées au niveau national, l'Autorité est amenée à imposer plusieurs obligations à France Télécom, établies au terme de l'analyse suivante.
Ces obligations sont les suivantes :
- interdiction de pratiquer des tarifs d'éviction, c'est-à-dire interdiction de pratiquer des niveaux de tarifs tels qu'ils ne permettraient pas aux fournisseurs d'accès à Internet et aux opérateurs alternatifs efficaces, en termes de structure de coûts et de clientèle desservie, de se développer et de concurrencer le groupe France Télécom avec une rémunération normale du capital investi ;
- non-discrimination, c'est-à-dire obligation pour France Télécom d'appliquer des conditions équivalentes dans des circonstances équivalentes aux autres opérateurs fournissant des services équivalents, et de fournir aux autres opérateurs des services et informations dans les mêmes conditions et avec la même qualité que ceux qu'il assure pour ses propres services ;
- séparation comptable, c'est-à-dire la mise en place d'un dispositif comptable qui permet d'une part d'assurer la transparence des prix des offres de gros et des prix de cessions internes à l'entreprise verticalement intégrée, et d'autre part de prévenir les subventions croisées abusives ;
- formalisation des conditions techniques et des prix de cession internes, permettant d'une part à l'Autorité de s'assurer de l'absence de discrimination et de tarifs d'éviction, et d'autre part de révéler l'existence d'éventuelles pratiques anticoncurrentielles sur le marché de détail, telles que des tarifs d'éviction ou la pratique de ciseaux tarifaires vis-à-vis des fournisseurs d'accès à Internet et opérateurs alternatifs efficaces.
Les parties V-B-1 à V-B-4 ci-après visent à détailler chacune de ces obligations et à justifier leur caractère proportionné au regard des objectifs du cadre législatif et réglementaire en vigueur.
Ainsi, il n'est prévu d'imposer à France Télécom ni d'obligation d'accès, ni d'obligation de refléter les coûts, ni d'obligation de publication des offres. Le dispositif de régulation ainsi défini allège sensiblement le cadre en vigueur jusqu'à ce jour.
Le dispositif de régulation défini pour la période couverte par la présente analyse de marché vise à laisser France Télécom plus libre que précédemment de ses pratiques techniques et tarifaires et à favoriser ainsi l'innovation et la compétitivité de l'opérateur historique.


VI-B-1. Proscription des tarifs d'éviction


L'article L. 38-I (4°) du code des postes et des communications électroniques prévoit que l'Autorité peut imposer un contrôle tarifaire aux opérateurs exerçant une influence significative.
L'Autorité constate que les investissements que les opérateurs ont consentis pour accroître la capillarité de leurs réseaux et procéder aux raccordements nécessaires à l'utilisation des offres de gros d'accès large bande livrées au niveau régional ou du dégroupage, dépendent essentiellement de l'espace économique qui est laissé :
- d'une part, entre ces offres d'accès large bande livrées au niveau régional et de dégroupage et l'offre commercialisée par France Télécom au niveau national ;
- d'autre part, entre ces mêmes offres d'accès large bande livrées au niveau régional et de dégroupage et les offres commercialisées par le groupe France Télécom sur le marché de détail, dépendant elles-mêmes directement des conditions et tarifs des cessions internes au groupe permettant de réaliser les offres de détail.
Ainsi qu'il a été exposé précédemment, l'Autorité estime que les facteurs ayant conduit France Télécom à pratiquer des tarifs d'éviction à ces deux niveaux n'ont pas disparu, et pourraient même être favorisés par la réintégration de Wanadoo au sein de France Télécom. France Télécom est ainsi en mesure de réduire l'espace économique laissé à ses concurrents, de façon d'une part à renforcer sa position sur le marché des offres de gros livrées au niveau national, afin de contrôler une part plus importante de la chaîne de valeur et d'autre part à évincer ou à réduire l'extension géographique des offres fondées sur le dégroupage, en ce qu'elles constituent une menace stratégique de moyen et de long termes.
Or les opérateurs concurrents de France Télécom ont investi et continuent d'investir de manière importante dans des réseaux concurrents de ceux de l'opérateur historique ; notamment les investissements annuels d'un opérateur dans le dégroupage sont de l'ordre de 100 à 150 millions d'euros (38). Dans le même temps, les tarifs de détail du haut débit sont, début 2005, parmi les moins élevés d'Europe, et les marges sont donc faibles.
La puissance de marché globale de France Télécom, liée notamment à sa maîtrise quasi exclusive des accès bas débit, d'une majorité des accès haut débit et de la quasi intégralité des paires de cuivre lui permettrait, si elle le souhaitait, de pratiquer des tarifs susceptibles d'évincer ses concurrents. De tels comportements ont été constatés dans le passé. Ainsi, le marché du dégroupage a été quasiment fermé par France Télécom entre début 2001 et mi-2002, jusqu'à la modification des tarifs du dégroupage imposée par la décision n° 2002-323 de l'Autorité en date du 16 avril 2002, et le marché des offres livrées au niveau régional a été fermé par des comportements d'éviction de France Télécom entre 2001 et début 2004, tel que décrit ci-avant.
Compte tenu du développement du marché et des enjeux liés à la poursuite du développement de la concurrence, et notamment l'extension géographique des réseaux de collecte des opérateurs alternatifs leur permettant d'accéder au dégroupage et au plus bas niveau de livraison des offres livrées au niveau régional, l'Autorité estime justifié d'imposer à France Télécom l'obligation de ne pas pratiquer des tarifs d'éviction sur le marché des offres large bande livrées au niveau national, conformément à l'article L. 38-I (4°) du code des postes et des communications électroniques.
Cette obligation, qui vient alléger le dispositif précédemment en vigueur d'homologation préalable des tarifs, est, en l'absence de mesure moins contraignante ayant le même but, proportionnée aux objectifs fixés à l'article L. 32-1 (II) du code des postes et des communications électroniques, et, en particulier, « à l'exercice au bénéfice des utilisateurs d'une concurrence effective et loyale entre les exploitants de réseau et les fournisseurs de services de communications électroniques », et à « l'égalité des conditions de concurrence ».