Article (CONSEIL CONSTITUTIONNEL Saisine du Conseil constitutionnel en date du 25 février 1997 présentée par plus de soixante sénateurs, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, et visée dans la décision no 97-388 DC)
I. - L'inconstitutionnalité de la loi relative à l'épargne retraite
Selon l'alinéa 11 du Préambule de 1946, la nation « garantit à tous... la sécurité matérielle... Tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l'incapacité de travailler a le droit d'obtenir de la collectivité des moyens convenables d'existence ».
Dans le domaine de la retraite, ce droit est assuré par les prestations servies par l'ensemble des régimes légalement obligatoires : assurance vieillesse de la sécurité sociale, régimes de retraite complémentaire ARRCO et AGIRC généralisés à l'ensemble de la population salariée du secteur privé par une loi du 29 décembre 1972.
Il appartient au législateur, sous le contrôle du Conseil constitutionnel,
de veiller à la mise en oeuvre du onzième alinéa du Préambule de 1946. Son intervention repose sur les dispositions de l'article 34 de la Constitution qui prévoient que la loi détermine les principes fondamentaux du droit de la sécurité sociale. Le terme de sécurité sociale englobe, par nature,
l'ensemble des régimes déterminés ou rendus obligatoires par la loi ou, sur délégation de celle-ci, par le pouvoir réglementaire ou placés sous le contrôle de la puissance publique. En ce qui concerne l'assurance vieillesse de la sécurité sociale, le Parlement intervient directement au travers des lois de financement de la sécurité sociale qui « déterminent les conditions générales de son équilibre financier et, compte tenu de leurs prévisions de recettes, fixent ses objectifs de dépenses... ». En ce qui concerne les régimes complémentaires, ou bien le législateur en détermine le contenu (par exemple, le régime complémentaire des navigants aériens, décision no 84-136 L du 28 février 1984) ou bien il délègue ce pouvoir aux partenaires sociaux (AGIRC, ARRCO).
On ne saurait, en matière de retraite, porter sur les régimes de retraite une appréciation instantanée. Plus que les prestations qu'ils servent aujourd'hui, ce sont les niveaux de couverture qu'ils assureront demain qui sont importants. Les prévisions réalisées depuis plusieurs années montrent que celui-ci va baisser très nettement dans les quinze prochaines années.
Pour ne donner que quelques exemples, il faut vraisemblablement s'attendre d'ici à 2009 à une baisse de dix points du taux de remplacement. Pour un cadre terminant sa carrière avec un salaire d'environ 600 000 F et cotisant sur la tranche C, le taux de remplacement en pourcentage du dernier salaire passerait de 62 % à 49 %. Pour un cadre moyen terminant sa carrière avec un salaire d'environ 300 000 F, le taux passerait de 67 % à 52 %. Enfin, pour un ouvrier terminant sa carrière avec un salaire de 137 000 F, le taux passerait de 75 % à 65 % (voir, notamment, « Quelles retraites pour les salariés du secteur privé d'ici à 2015 ? » Michel Gleizes et Catherine Plessis, Retraite et Société no 1, 1995, p. 25, et « L'avenir des régimes de retraite, rapport d'entreprise et personnel », Liaisons sociales, Documents, no 84/96).
Ces évolutions prévisibles soulèvent deux questions fondamentales :
- le tassement, voire la réduction des niveaux de couverture, n'est admissible qu'à la condition que la liberté fondamentale affirmée au onzième alinéa du Préambule de 1946 demeure effective ; le Conseil constitutionnel a, à plusieurs reprises, affirmé la nécessité, pour le législateur, de ne réglementer l'exercice d'une liberté fondamentale « qu'en vue de le rendre plus effectif ou de le concilier avec celui d'autres règles ou principes de valeur constitutionnelle » (décisions no 84-181 DC des 10 et 11 octobre 1984, no 83-165 DC du 20 janvier 1984, no 93-325 DC du 13 août 1993 et no 93-330 DC du 29 décembre 1993) ;
- des dispositifs alternatifs ne peuvent être mis en place par le législateur qu'à la double condition qu'ils participent à la mise en oeuvre de l'objectif inscrit à l'alinéa 11 du Préambule de 1946 et qu'ils ne viennent pas mettre en cause d'autres droits et libertés ayant valeur constitutionnelle.
La loi relative à l'épargne retraite ne répond à aucune de ces préoccupations. Pour en faire la démonstration, il est nécessaire de rappeler l'organisation du système des retraites en France.
Dans la plupart des pays, la retraite est constituée de trois « piliers ». Le premier pilier est obligatoire et généralisé à l'ensemble de la population (sécurité sociale). Le second pilier est constitué de régimes collectifs mis en place dans le cadre des entreprises (fonds de pension) ; les salariés des entreprises qui ont mis en place de tels fonds de pension sont en général tenus d'y adhérer. Mais les entreprises sont libres ou non de mettre en place de tels fonds de pension. Enfin, les individus peuvent individuellement souscrire des contrats d'assurance vie (troisième pilier).
La situation de la France est, par rapport à ce schéma, très particulière.
Le premier pilier est constitué par l'assurance vieillesse de la sécurité sociale et par les régimes de retraite complémentaire obligatoires et généralisés (AGIRC, ARRCO). Ces derniers régimes ne sont pas, en fait, de véritables régimes complémentaires. Ce sont des régimes de sécurité sociale directement gérés par les partenaires sociaux. Le second pilier est extrêmement limité. Il est constitué de régimes d'entreprises et, parfois, de branche (par exemple, dans le secteur de l'assurance). Le troisième pilier s'est beaucoup développé au cours des dernières années.
Contrairement à ce qu'ont tenté de faire croire les promoteurs de la loi,
celle-ci ne peut être présentée comme ayant pour objet d'offrir à ceux qui le souhaitent un simple complément de revenu venant s'ajouter à des régimes obligatoires dont le niveau de couverture demeurerait inchangé. Il s'agit,
tout au contraire, de mettre en place un système se substituant progressivement aux régimes, de base et complémentaire, de sécurité sociale. Dès lors que le niveau de couverture va baisser très sensiblement dans les années à venir, d'autres dispositifs vont progressivement se mettre en place. Ils vont, par défaut, se substituer aux régimes de sécurité sociale. Le législateur ne peut donc ignorer cette transformation profonde de notre système des retraites et se contenter des déclarations du Gouvernement selon lesquelles « notre système de retraite par répartition, prolongé par les mécanismes complémentaires, a donné, convenons-en, d'admirables résultats. Il restera, à l'avenir, le fondement de la solidarité entre les générations. Il ne saurait être question de remettre en cause, en quoi que ce soit, le système de retraite par répartition » (déclarations du ministre de l'économie et des finances au Sénat, première lecture, Journal officiel,
Débats, no 105, p. 7288). La situation est, aujourd'hui, fondamentalement différente de celle des années cinquante. A l'époque, en raison du plafonnement des prestations servies par le régime général de sécurité sociale, les partenaires sociaux ont mis en place, en 1947 pour les cadres et en 1961 pour les non-cadres, des régimes complémentaires qui ont constitué un progrès social considérable en portant à un niveau satisfaisant le revenu de remplacement alloué par la collectivité aux retraités. Le législateur a couronné cette construction en 1972 en la généralisant à l'ensemble des salariés du secteur privé. Telle n'est pas la situation aujourd'hui où la baisse du rendement des grands régimes obligatoires va entraîner une baisse corrélative du niveau de couverture.
Il existe, en fait, deux manières de mettre en cause les grands régimes obligatoires :
- la première consiste à autoriser des salariés, individuellement ou collectivement dans le cadre de leur entreprise, à en sortir, au moins partiellement, et à les laisser se constituer leurs propres compléments de retraite ; c'est la voie qui a été choisie par la Grande-Bretagne avec le système dit du « contracting out » ou avec les plans personnels de retraite (voir « Les régimes de retraite à l'étranger : Etats-Unis, Allemagne,
Royaume-Uni », Emmanuel Reynaud, Lucy Roberts, IRES, Paris, 1992) ;
- la seconde consiste à assurer l'équilibre des régimes obligatoires en s'interdisant d'augmenter les cotisations et en n'agissant que sur les prestations ; pour être progressive, la baisse du niveau de couverture n'en est pas moins forte.
On ne peut donc affirmer, comme le fait le Gouvernement, qu'il n'y aura pas de mise en cause du système de retraite par répartition, c'est-à-dire de l'assurance vieillesse de la sécurité sociale et des régimes de retraite complémentaires obligatoires. Toute baisse sensible du niveau de couverture assuré par ces régimes constitue bien une mise en cause du système des retraites en France.
Les systèmes alternatifs qu'il est possible de mettre en place ne constitueront donc pas un facteur de progrès social comme la création de l'AGIRC en 1947 ou de l'ARRCO en 1961. Ils ne peuvent viser qu'à offrir aux salariés et aux entreprises qui en auront les moyens financiers la possibilité de compenser partiellement et, plus exceptionnellement,
totalement, la baisse du niveau de couverture des régimes obligatoires.
Si la politique ainsi suivie à l'égard des régimes de retraite obligatoires doit être appréciée au regard de l'objectif constitutionnel inscrit à l'alinéa 11 du Préambule de 1946, il en va de même des systèmes alternatifs qui peuvent être proposés et qui, en termes de niveau de couverture, vont progressivement venir prendre une partie de la place laissée par les régimes obligatoires. Or, en la matière, deux orientations sont envisageables :
- promouvoir la mise en place de systèmes volontaires dans le cadre des entreprises et des branches professionnelles ; l'entreprise ou la branche décide alors de mettre en place un système de retraite qu'elle peut faire évoluer, voire arrêter, et ses salariés sont tenus d'y adhérer ;
- laisser le marché de l'assurance proposer des produits à adhésion individuelle auxquels les salariés sont libres de souscrire ou non.
Le premier système permet, en raison de l'implication des entreprises, de limiter la préférence, naturelle, de tout individu pour le court terme. Pour acquérir un véritable droit à retraite, il faut, en effet, cotiser pendant une très longue période (30 à 40 ans). Or l'expérience montre que l'on ne cotise pas volontairement pendant des durées aussi longues. Le second système ne permet pas d'atteindre cet objectif. C'est toute la différence entre une opération de retraite qui s'inscrit dans la très longue durée et une opération d'épargne qui, au maximum, atteindra une dizaine d'années (exemple de l'assurance vie).
Le système retenu par la loi relative à l'épargne retraite n'introduit aucune solidarité entre catégories d'assurés et surtout entre les différentes générations d'assurés. La mise en place de systèmes collectifs dans le cadre des entreprises et des branches permet, à l'inverse, d'introduire cette notion de solidarité. Il ne s'agit pas, alors, de la solidarité induite par les grands régimes obligatoires qui s'étend à l'ensemble de la population,
mais d'une solidarité plus restreinte au sein de groupes constitués dans le cadre des entreprises ou des branches professionnelles.
A l'argument, parfois avancé, d'alourdissement des prélèvements obligatoires, il est nécessaire de préciser que les cotisations décidées dans le cadre de l'entreprise ou de la branche ne constituent pas des prélèvements obligatoires. Ce concept n'a de sens que dans un cadre national. En outre,
l'entreprise qui met en place une couverture de retraite supplémentaire peut toujours réduire le niveau de la couverture ou y mettre un terme.
La loi relative à l'épargne retraite vise à promouvoir des fonds d'épargne retraite qui vont progressivement se substituer à une partie du domaine couvert aujourd'hui par les régimes obligatoires de sécurité sociale, de base ou complémentaires. A ce titre, elle méconnaît l'alinéa 11 du Préambule de 1946.
S'il ne s'était agi que d'offrir un avantage fiscal et éventuellement social à de simples produits d'assurance, il n'aurait pas été nécessaire d'adopter une loi comportant pas moins de 32 articles. Il aurait suffit de compléter le code général des impôts et le code de la sécurité sociale. Cette voie,
extrêmement simple, est celle qui avait été empruntée, par exemple, pour les plans d'épargne en vue de la retraite. Au lieu de cela, le législateur a décidé de bâtir un cadre juridique complet mettant en place un nouvel étage de protection sociale dans le domaine de la retraite.
On soulignera, enfin, que la loi ne vise que les salariés titulaires d'un emploi. Ceux qui en sont privés ou qui en seront privés au cours de leur carrière ne pourront pendant ces périodes se constituer un droit à retraite. Même si le législateur n'a pas formellement écarté du bénéfice de la loi les salariés dont les emplois présentent un caractère précaire, ceux-ci n'en seront certainement pas les principaux bénéficiaires. Par les limitations de toute nature qu'elle apporte à la négociation collective, la loi dénature la portée de celle-ci au profit de la décision unilatérale du seul employeur.
Enfin, comme on le montrera, la loi met directement en cause les principes constitutionnels de l'égalité, de la participation des travailleurs à la détermination de leurs conditions de travail et de solidarité sans pour autant leur garantir une protection suffisante de leurs droits, un certain nombre d'opérations présentant le caractère de placements spéculatifs.
C'est le contenu même du droit à pension, garantie fondamentale accordée à tout citoyen, qui est ici en cause. Ainsi que le Conseil constitutionnel l'a jugé en 1985, il appartient au législateur, lorsqu'il définit les principes fondamentaux de la sécurité sociale, « d'organiser la solidarité entre personnes en activité, personnes sans emploi et retraités et de maintenir l'équilibre financier permettant à l'ensemble des institutions de sécurité sociale de remplir leur rôle » (décision no 85-200 DC du 16 janvier 1986).
Le Haut Conseil a, de même, jugé, dans sa décision no 94-348 DC du 3 août 1994, que le législateur ne devait pas, en matière d'opérations de retraite supplémentaire, porter atteinte au principe posé à l'alinéa 8 du Préambule de 1946.
La méconnaissance par le législateur de ces principes qui constituent des garanties fondamentales fait que la loi relative à l'épargne retraite est,
dans son ensemble, contraire à la Constitution.