Article (CONSEIL CONSTITUTIONNEL Saisine du Conseil constitutionnel en date du 27 mars 1997, présentée par plus de soixante sénateurs, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, et visée dans la décision no 97-389 DC)
Sur l'article 7
Confirmant les dispositions antérieures, cet article réaffirme le principe du renouvellement de plein droit de la carte de résident valable pour dix ans. Toutefois, aux deux exceptions antérieures, celles résultant des articles 15 bis et 18, la loi en ajoute une troisième : celle où la présence de l'étranger constitue une menace pour l'ordre public. Cette dernière est clairement inconstitutionnelle.
Cette nouvelle exception, que l'on prétend rendre opposable au renouvellement de la carte de résident comme elle l'est déjà à la délivrance de la carte de séjour temporaire, n'est pas de même nature que les deux existantes.
Dans le cas de la polygamie (art. 15 bis) et dans celui du départ pour plus de trois ans consécutifs (art. 18), on est en présence de données objectives, dont le constat prive le titulaire du droit au renouvellement de sa carte.
Dans le cas où la présence constitue une menace sur l'ordre public, en revanche, on est en présence non plus d'une situation objective mais d'une appréciation à laquelle l'autorité administrative se livrerait discrétionnairement, sous le contrôle ultérieur du juge administratif. Or,
s'agissant de la privation d'un droit acquis, auquel s'attache l'exercice même de la liberté individuelle, seule l'autorité judiciaire pourrait la prononcer.
Rappelons, en premier lieu, l'absurdité intrinsèque du dispositif : si la présence de l'étranger ne constitue pas une menace sur l'ordre public, il n'y a nulle raison de le priver du renouvellement de plein droit ; si, au contraire, sa seule présence suffit à constituer une menace sur l'ordre public, alors il est non seulement inutile mais par définition dangereux d'attendre la date, aléatoire, d'expiration de sa carte de résident, et il faut, indépendamment de celle-ci, ordonner l'expulsion, au besoin en urgence absolue.
Notons, en second lieu, que cette disposition, si elle était promulguée,
alors qu'elle ne répond à l'évidence à aucune nécessité, aurait comme seul effet de déstabiliser la situation de la totalité des étrangers vivant en situation parfaitement régulière dans notre pays, et souvent depuis très longtemps, bref, de « rendre leur présence précaire » comme le souhaitait explicitement le programme du Front national (300 propositions pour la renaissance de la France) qui, en 1993, annonçait la remise en cause du renouvellement de plein droit de la carte de résident.
L'accès de mauvaise humeur d'un représentant de la loi, l'écart véniel d'un enfant, même simplement de langage, pourront suffire à faire agiter la menace à l'égard de personnes qui seraient ainsi, de manière à la fois injuste et insupportable, soumises à une pression constante ou, au moins, risqueraient toujours de l'être.
Constatons, enfin, que ceux qui affichent comme ambition de faire partir tous les étrangers du sol national n'auraient donc même plus besoin, dans l'hypothèse d'école où ils exerceraient le pouvoir, de modifier la loi pour parvenir à cette fin indigne : une utilisation astucieuse et méthodique du texte adopté suffirait à la rendre possible.
Juridiquement, on pourrait spontanément penser que le fait que l'autorité administrative, qui détient le pouvoir d'expulser un étranger, se voit reconnaître, pour les mêmes motifs, celui de ne pas renouveler sa carte de résident, ne soulève aucun problème. Mais une telle réflexion, trop courte,
serait tout à fait erronée.
Pendant la période de validité de sa carte, le droit que l'étranger détient à poursuivre son séjour régulier peut à tout moment s'incliner, si des circonstances particulières le justifient, devant le droit objectif qui résulte de la nécessité de protéger l'ordre public. Il s'agit là d'une limite inhérente à une exigence constitutionnelle, opposable à des droits très nombreux, détenus tant par des citoyens français que par des étrangers, et dont le droit au séjour n'est qu'un parmi bien d'autres.
Dans ce cas, la mesure de police que constitue l'expulsion n'est pas prise en considération de la personne - et c'est ce qui justifie qu'elle relève de l'autorité administrative et non juridictionnelle - mais en considération de l'ordre public : c'est dans le cadre des règles qui contribuent à assurer la protection de ce dernier que l'expulsion prend sa place, parmi d'autres mesures possibles.
Au contraire, s'agissant du droit à renouvellement de la carte de résident, on se situe dans un cadre tout à fait distinct. La finalité, l'objet même du moment juridique considéré, le cadre même de la législation applicable se traduisent par la mise en oeuvre d'un droit individuel. Cette mise en oeuvre obéit alors aux règles qui lui sont propres, et sont totalement distinctes de celles relatives à la sauvegarde de l'ordre public, auxquelles ne les relie aucun lien d'aucune sorte.
L'intéressé qui réunit les conditions requises, auquel n'est opposable aucune des circonstances objectives envisagées par les articles 15 bis et 18, a acquis un droit au renouvellement de sa carte de résident, un droit que la législation a consacré de manière réitérée, et qui appartient en propre à l'étranger concerné.
Le priver de ce droit ne saurait donc à aucun titre être présenté comme une décision justifiée par des motifs d'intérêt général et qui ne serait pas prise en considération de la personne, puisque c'est exclusivement de la mise en cause d'un droit individuel qu'il s'agit justement à ce moment précis.
En outre, compte tenu de la nature du droit en question, c'est bien la liberté individuelle de l'intéressé, celle de demeurer régulièrement sur le territoire français, qui est atteinte.
Dès lors, porter atteinte à une liberté individuelle, au moment et dans le cadre où s'exerce un droit individuel, ne saurait relever de la compétence administrative et, sauf à violer l'article 66 de la Constitution, ne pourrait procéder que d'une décision de l'autorité judiciaire, ou au moins d'une autorité juridictionnelle.
A cela on ne manquera pas d'objecter que l'expulsion, d'une part, et le non-renouvellement de la carte de résident, d'autre part, répondent à des situations différentes, justifiant la nécessité de l'une comme de l'autre. En effet, tandis que l'expulsion, selon l'article 23 de l'ordonnance, n'est possible qu'en cas de menace grave pour l'ordre public, l'hypothèse de non-renouvellement aurait vocation à répondre aux cas dans lesquels, sans être assez grave pour fonder une expulsion, la menace serait suffisamment réelle pour qu'il soit souhaitable de refuser à l'intéressé le renouvellement de son titre de séjour. Et l'on pourrait encore ajouter à cette argumentation le fait que la menace éventuelle sur l'ordre public, prise en compte lors de la délivrance de la carte, selon le dernier alinéa de l'article 14 de l'ordonnance, doit tout naturellement l'être à nouveau lors de son renouvellement.
Mais une telle démonstration serait doublement infondée.
En premier lieu, au fond, l'étranger titulaire de cette carte devient, dès sa délivrance, titulaire du droit au renouvellement ultérieur, qui ne peut être remis en cause que dans les cas, limités et objectifs, que la loi a prévus afin de répondre à d'autres exigences constitutionnelles impératives. La délivrance de la carte n'est pas un droit, son renouvellement en est un.
De ce fait, l'administration ne peut recevoir le même pouvoir d'appréciation au moment où l'étranger est en mesure de faire valoir un droit (renouvellement) qu'au moment où il présente une demande (délivrance initiale), sauf à faire perdre toute signification à la notion de renouvellement de plein droit.
Quant à l'autre aspect de la question, rien ne justifie que la gravité de la menace soit appréciée différemment en fonction du moment : que ce soit dans l'hypothèse d'une expulsion ou dans celle d'un non-renouvellement de la carte de résident, il s'agit toujours de priver l'étranger durablement installé sur notre territoire de son droit à s'y maintenir ; dans les deux cas la décision emporte les mêmes conséquences, traduites par la nécessité de quitter la France. Dans ces conditions, le caractère de la menace ne saurait différer,
et l'existence éventuelle d'une menace, qui par définition n'est pas grave,
ne saurait légitimer une mesure dont les effets sont identiques à ceux prévus pour les seules menaces graves.
En second lieu, et en la forme, la privation d'un droit, au moment où il doit s'exercer, ne peut s'analyser, compte tenu de ce qui précède, que comme une sanction et, à tout le moins, comme une décision d'une exceptionnelle gravité pour celui qu'elle frapperait.
On a déjà souligné que s'il s'agissait réellement de mettre fin à une menace sur l'ordre public, rien ne justifierait d'attendre la date de renouvellement de la carte, tandis que si, après avoir attendu cette date, l'administration prétend priver l'intéressé de son droit individuel, c'est qu'elle lui inflige une sanction.
Or celle-ci n'est entourée d'aucune des garanties, notamment en matière de respect des droits de la défense (Conseil d'Etat, 4 mai 1962, Dame Ruard,
Rec. 296), qui apporteraient le minimum des protections auxquelles toute personne a constitutionnellement droit lorsque sa situation individuelle est gravement mise en cause.
C'est d'autant moins acceptable que le juge lui-même serait totalement désarmé pour exercer un contrôle. En effet, si l'exigence de gravité de la menace susceptible de fonder une expulsion permet à la juridiction saisie de se prononcer sur sa réalité, au contraire, le caractère inconsistant de la menace simple aurait pour effet de désactiver même le contrôle minimum du juge administratif : l'administration étant explicitement compétente pour apprécier l'existence d'une simple menace, son appréciation cesserait d'être discrétionnaire pour devenir pratiquement souveraine, tant il serait impossible de déceler une erreur manifeste sur une notion aussi imprécise,
aussi large, aussi floue que celle de la simple menace. Or la distance entre un pouvoir discrétionnaire et un pouvoir souverain de l'administration est la même que celle qui sépare un Etat de droit d'un Etat de police.
A tous égards, donc, et à bien des titres, la disposition incriminée est notoirement contraire à la Constitution. Ne peuvent que lui être déclarés non conformes, dans le premier alinéa de l'article 16 de l'ordonnance tel que rédigé par l'article 7 de la loi qui vous est déférée, les mots : « Sauf si la présence de l'étranger constitue une menace pour l'ordre publique et ».