Article (CONSEIL CONSTITUTIONNEL Saisine du Conseil constitutionnel en date du 27 mars 1997, présentée par plus de soixante sénateurs, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, et visée dans la décision no 97-389 DC)
Sur l'article 6
Celui-ci a pour objet de remplacer les trois premiers alinéas de l'article 12 bis de l'ordonnance de 1945 par huit nouveaux alinéas.
Avant d'en venir à ces rubriques, une remarque générale s'impose. A plusieurs reprises sont mentionnés les étrangers « ne vivant pas en état de polygamie ». Le refus de la polygamie est un principe auquel vous avez reconnu une dimension constitutionnelle, ce dont nous sommes les premiers à nous féliciter. Mais il se trouve que la rédaction adoptée soulève des problèmes graves.
Nonobstant les termes clairs de l'article 15 bis de l'ordonnance, qui font une distinction nette entre l'étranger « qui vit en état de polygamie » d'une part, et, d'autre part, les « conjoints » dudit étranger, il arrive que l'administration refuse la délivrance de la carte de séjour aux conjoint(e)s du polygame et non à celui-ci seulement.
Or, la première épousée n'a pas nécessairement envisagé que son mari fonderait d'autres unions. Puis les épouses suivantes ont très bien pu ignorer, au moins lors du mariage et parfois encore longtemps après,
l'existence de liens antérieurs.
Dans ces conditions, l'épouse d'un mari polygame a pu ne pas vouloir vivre « en état de polygamie », et elle a même pu l'ignorer. Dès lors, lui faire perdre, pour cette seule raison, le bénéfice du titre de séjour auquel elle aurait droit si elle en réunit toutes les autres conditions serait ajouter le malheur à l'infortune.
Il ne semble pas que ce problème concerne un nombre élevé de femmes, tant sont heureusement devenus rares les cas recensés de polygamie. Mais pour les femmes en question, la loi ne peut les priver du droit dont elles peuvent bénéficier par ailleurs.
Sachant, en effet, que le mari seul peut délibérément choisir la polygamie, la connaître évidemment et en assumer la responsabilité, les femmes ne se verraient pas garantir « dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l'homme » si, contrairement à ce dernier, elles pouvaient être privées du bénéfice d'un titre de séjour pour une raison extérieure à leur volonté,
voire à leur connaissance.
Ainsi, la référence au fait de vivre « en état de polygamie », et les conséquences qui s'y attachent, n'est conforme à la Constitution qu'à la stricte condition d'être interprétée comme s'appliquant seulement aux personnes ayant contracté plusieurs mariages, et non à leurs conjoint(e)s.
Ceci, au demeurant, est parfaitement cohérent avec les observations que vous aviez faites sur le sujet dans votre décision 93-325 DC du 13 août 1993, dans laquelle, déjà, vous aviez été conduits à faire une réserve d'interprétation (no 32).
Le 5o de l'article 12 bis prévoit un certain nombre de conditions, pour les parents d'enfants français, dont celle, en premier lieu, que ces derniers aient moins de seize ans. Celle-ci est contraire à la Constitution.
Au regard de l'objet de la loi, en effet, rien ne justifie que des distinctions soient faites, parmi les enfants mineurs, en fonction de l'âge auquel ils ont acquis la nationalité française. Autant on peut comprendre qu'une différence soit faite entre mineurs et majeurs ou entre ceux qui sont français ou ont vocation à le devenir et ceux qui ne le sont pas et n'ont pas vocation à le devenir, autant, en revanche, on ne peut fixer arbitrairement un âge avant lequel l'enfant doit avoir acquis la nationalité pour que ses parents puissent bénéficier d'un titre de séjour.
La chose est d'autant moins justifiée ici que seize ans est précisément l'âge à compter duquel l'enfant, conformément à l'article 5 du code de la nationalité, pourra, s'il réunit les conditions requises, demander à acquérir la nationalité. Or, avec cette disposition, c'est également le moment auquel on refuserait à ses parents la délivrance de plein droit du titre de séjour. En outre, il peut même se produire que la procédure d'acquisition de la nationalité française ait été engagée avant le seizième anniversaire mais n'ait pas encore abouti pour que, de ce seul fait, le parent de l'enfant sur le point de devenir français et aux besoins duquel, rappelons-le, il subvient, soit amené à quitter le territoire.
Sans qu'il soit besoin d'aller plus avant dans la démonstration de l'absurdité de ce critère, il suffit de relever que les principes constitutionnels interdisent que soit rompue l'égalité entre parents d'enfants mineurs français, selon que ces derniers le sont devenus avant seize ans ou entre seize et dix-huit ans. C'est donc à ce titre que cette restriction arbitraire devra être censurée.
La même disposition, en second lieu, exige que l'étranger subvienne aux besoins de l'enfant. On comprend qu'il s'agit, par ce critère, d'éviter que certains parents ne se rappellent l'existence de leur enfant qu'au moment où il est possible de tirer profit de celle-ci pour obtenir un titre de séjour. Mais le moyen mis en oeuvre pour parvenir à ce résultat ne saurait être admis.
D'une part, l'étranger qui demande un titre de séjour dans ce cadre peut n'en avoir pas disposé auparavant et, donc, avoir été dans l'impossibilité de travailler, donc de subvenir aux besoins, au moins matériels, de son enfant. D'autre part, il peut exister toutes sortes de situations dans lesquelles le père ou la mère ne travaillent pas, ne subviennent donc pas aux besoins matériels de l'enfant, tout en étant un père (ou une mère) attentif,
consciencieux, présent et responsable, bref en assumant par ailleurs son rôle pleinement.
Enfin, on ne peut qu'être choqué de ce que, pour atteindre un but qui peut être légitime (vérifier la réalité du lien parental), le législateur n'ait pas imaginé d'autres moyens, d'autre indice, que celui-ci, de sorte que le droit au séjour, et tout ce qu'il emporte avec lui de droits élémentaires (principalement celui à une vie familiale normale, tant pour le père ou la mère que pour l'enfant), soit conditionné par l'argent : à ceux qui en disposeront seraient ouverts des droits fondamentaux qui seraient fermés aux autres, pour cette seule raison.
Tout cela est notoirement contraire à la Constitution, et notamment au principe d'égalité qui interdit que le droit de l'étranger à mener une vie familiale normale soit subordonné au niveau de ses capacités financières.