Article (CONSEIL CONSTITUTIONNEL Saisine du Conseil constitutionnel en date du 16 octobre 1996, présentée par plus de soixante sénateurs, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, et visée dans la décision no 96-383 DC)
I. - Sur la portée du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 et l'existence d'un principe fondamental reconnu par les lois de la République tendant à garantir les droits des salariés dans le cadre de la négociation collective
En premier lieu, avec le préambule de la Constitution de 1946, le peuple français a réaffirmé solennellement « les droits et libertés de l'homme et du citoyen consacrés par la déclaration des droits de 1789 et les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République ». Même si l'on a pu s'interroger sur l'ambiguïté originelle de la formule, il reste que devant l'Assemblée nationale constituante, Maurice Guerin insista sur le fait que l'amendement par lui proposé avait pour but de combler « une sorte de hiatus entre l'oeuvre de la première Révolution française » et celle de l'Assemblée nationale constituante en mettant l'accent sur l'oeuvre de la IIIe République en matière sociale évoquant notamment : la loi du 21 mars 1884 sur l'action syndicale, la loi du 24 juin 1936 sur les conventions collectives (J.O.,
débat Assemblée nationale constituante, 28 août 1946, p. 3363 ; cité par M.
B. Genevois in « La Jurisprudence du Conseil constitutionnel, principes directeurs », nos 332, 333 et 469, Ed. STH).
Et c'est en parfait écho à cette dimension sociale du préambule de 1946 et des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République que l'article premier de la Constitution du 4 octobre 1958 souligne que : « la France est une République, indivisible, laïque, démocratique et sociale. » Pour en revenir à la notion de P.F.R.L.R., celui-ci apparaît bien comme un principe essentiel posé par le législateur républicain touchant à l'exercice des droits et libertés et qui a reçu application avec une constance suffisante dans la législation antérieure à 1946.
Il se trouve que la loi du 24 juin 1936, s'inscrivant dans un mouvement historique de conquête et d'affirmation des droits sociaux, dispose très fortement en son article 1er introduisant l'article 36 vc dans le code du travail que : « Les conventions collectives ne doivent pas contenir des dispositions contraires aux lois et règlements en vigueur, mais peuvent stipuler des dispositions plus favorables » (J.O., 26 juin 1936, p. 6698).
Avec la loi du 24 juin 1936 apparaît donc la convention collective dotée d'une efficacité normative et d'une efficacité générale. C'est à son propos que le principe de faveur est formulé posant ainsi une limitation de la compétence des acteurs collectifs à l'amélioration de la loi dans un sens favorable au travailleur.
D'ailleurs, dans un fameux avis rendu en assemblée générale le 22 mars 1973, le Conseil d'Etat a rangé au rang des principes généraux du droit du travail la faculté ouverte à la négociation collective d'accroître les garanties et avantages minimaux consentis aux travailleurs par la loi et d'en instituer de nouveaux, les conventions collectives ne pouvant toutefois déroger ni aux dispositions qui par leurs termes même présentent un caractère impératif, ni aux principes fondamentaux énoncés dans la Constitution et aux règles de droit interne et international ou intéressant des avantages ou garanties échappant, par leur nature, aux rapports conventionnels (CE, Assemblée générale, avis du 22 mars 1973, Droit ouvrier 1973, p. 190, Droit social 1973, p. 514).
Récemment encore, la haute juridiction administrative, statuant cette fois au contentieux, a considéré que l'article L. 132-4 du code du travail, lequel reprend le principe de faveur, renvoie à un principe général du droit « dont s'inspirent ces dispositions législatives » (CE 8 juillet 1994, C.G.T., req. no 105471).
Il est ici particulièrement remarquable que le Conseil d'Etat ait précisé outre l'existence d'un principe général du droit du travail, le fait que celui-ci inspire le législateur. C'est dire sans doute sa valeur fondamentale.
Quant à la Cour de cassation, elle n'est pas en reste, puisque dans quatre arrêts du 17 juillet 1996 (Soc. 17 juillet 1996, req. nos 3458, 3459, 3460 et 3461) elle a relevé dans ses visas :
« Vu le principe fondamental en droit du travail selon lequel en cas de conflit de normes, c'est le plus favorable aux salariés qui doit recevoir application. » Et ce n'est pas non plus par hasard que la haute juridiction a utilisé l'épithète « fondamental », soulignant par là qu'il ne saurait souffrir aucune dérogation.
Ainsi entendu le principe de faveur qui trouve sa source dans la loi du 24 juin 1936 revêt nécessairement le caractère d'un principe fondamental reconnu par les lois de la République.
Dès lors, le législateur ne saurait autoriser les acteurs sociaux à conclure des conventions ou autres accords dont l'objet avoué ou non serait d'abandonner un certain nombre de droits sociaux déjà accordés aux salariés. L'impossibilité ainsi posée pour le législateur de supprimer les limites aux compétences normatives des acteurs collectifs est d'autant plus nécessaire que dans les périodes de grave crise économique et sociale, comme celle actuellement traversée, les risques de déréglementation du droit social sont réels. La circonstance que de tels dangers soient présentés sous l'appellation de flexibilité n'enlève rien à leur réalité.
Il semble ici conforme à la tradition sociale française de maintenir, sinon accroître, la protection des personnes les plus exposées à la précarité dans les périodes de fort chômage.
Des garde-fous doivent donc exister et le principe de faveur en est un. La loi ne saurait le méconnaître.
En second lieu, et si par extraordinaire le principe de faveur ne se voyait pas reconnaître le caractère d'un tel principe fondamental, il n'en resterait pas moins que les éventuelles dérogations pouvant y être apportées devraient demeurer exceptionnelles et être encadrées strictement par la loi, sauf à ce que le législateur entache sa décision du vice d'incompétence négative.
Le Conseil constitutionnel en rappelant qu'appartient au domaine de la loi la détermination des principes fondamentaux du droit du travail et du droit syndical (CC 25 juillet 1989, DC no 89-257) invite sans doute le législateur à déterminer avec suffisamment de précisions les conditions dans lesquelles des exceptions à cette règle peuvent être adoptées.
Ainsi, la loi devrait a priori déterminer précisément les conditions de mise à l'écart du principe de faveur en définissant :
- l'objet de la dérogation ;
- les modalités de la dérogation, dont la qualité des négociateurs intervenant dans ce cadre singulier.
De plus, la loi devrait prévoir expressément des garanties quant au champ possible des dérogations aux lois et règlements applicables en droit du travail, tel un véritable droit d'opposition.
Une loi qui ne poserait pas des bornes strictes à ces exceptions au principe de faveur serait alors entachée du vice d'incompétence négative (CC 5 juillet 1977, DC no 77-79 DC).
En l'occurrence, force est de constater que la loi critiquée encourage une double atteinte au principe de faveur.
D'une part, en prévoyant que l'accord de branche peut écarter l'exigence d'un syndicat représentatif comme partie et signataire d'un accord collectif. Faisant sauter le verrou syndical, le texte affaiblit d'autant plus le principe de faveur.
C'est vainement que l'on opposerait ici le droit d'opposition organisé tant les conditions mises par le texte sont insuffisamment précises.
D'autre part, en habilitant des « partenaires sociaux » choisis hors le cadre syndical traditionnel et donc hors les garanties législatives existantes, à déroger aux règles étatiques, alors que d'abord le champ des dérogations n'est pas défini et qu'ensuite les garanties sont incomplètes.
En effet, si l'accord en cause a été conclu par un ou des représentants élus du personnel, la validation a lieu par la commission paritaire de branche où ne siègent que les syndicats signataires de l'accord de branche. Par contre, si l'accord a été conclu par un négociateur « spontané » mandaté spécialement dans cette hypothèse, le droit d'opposition n'existe pas.
On relèvera à cet égard que si depuis 1982 un accord d'entreprise dérogatoire peut être adopté, c'est à la triple condition :
- qu'il soit négocié et conclu par des syndicats représentatifs ;
- qu'il porte sur une matière strictement définie par la loi ;
- et que soit institué un droit d'opposition au profit des syndicats « majoritaires » non signataires.
C'est pourquoi l'article 6 querellé méconnaît le principe fondamental reconnu par les lois de la République tel qu'illustré par l'article 1er de la loi du 24 juin 1936, et, à tout le moins, en ne prescrivant pas les conditions et garanties indispensables à une dérogation exceptionnelle au principe de faveur se trouve entaché du vice d'incompétence négative.