III-C-1-a. Recours au dégroupage de la boucle locale
Un opérateur alternatif ayant recours au dégroupage doit consentir des investissements correspondant au déploiement d'infrastructures suffisamment capillaires pour atteindre les répartiteurs dégroupés. L'Autorité estime qu'un opérateur alternatif qui souhaite dégrouper 300 répartiteurs doit investir globalement entre 100 et 150 millions d'euros.
Au 1er avril 2005, environ 900 répartiteurs ont été livrés par France Télécom aux opérateurs alternatifs, leur permettant ainsi de couvrir environ 50 % de la population métropolitaine. France Télécom détient donc à ce jour une position unique et incontournable sur le marché du haut débit en raison de l'étendue de sa couverture géographique.
En suivant une approche plus prospective, on peut estimer que France Télécom bénéficie d'une avance de plus de trois ans sur les opérateurs alternatifs dans le déploiement d'un réseau ADSL d'envergure nationale, comme le montre le tableau de la partie II-B-3 de la présente décision.
France Télécom a en outre annoncé être en mesure de couvrir 96 % de la population fin 2005 et aura équipé l'ensemble de ses répartiteurs en DSL dans le courant de l'année 2006. L'évolution des zones dégroupées dans les mois et les années à venir, et à tout le moins à l'horizon de l'analyse, reste quant à elle encore incertaine.
L'extension du dégroupage est en effet longue et coûteuse. Chaque nouveau répartiteur doit être aménagé pour héberger les équipements spécifiques. S'agissant des coûts de collecte, un opérateur alternatif ayant recours au dégroupage doit consentir des investissements correspondant au déploiement d'infrastructures suffisamment capillaires pour atteindre les répartiteurs dégroupés.
Ces coûts fixes sont assez largement indépendants de la taille du répartiteur dégroupé, dans la mesure où le génie civil mis en oeuvre pour étendre le réseau vers un répartiteur, en tant qu'il représente le principal inducteur de coût, ne dépend pas de la taille du répartiteur.
Or l'observation de la taille des répartiteurs montre que l'extension de couverture obtenue par l'ouverture de 300 répartiteurs supplémentaires au dégroupage est de plus en plus réduite. A titre d'illustration, les 900 premiers répartiteurs couvrent près de la moitié de la population, soit autant que les 11 100 répartiteurs suivants.
Dans ces conditions, un opérateur alternatif qui souhaite étendre sa zone de dégroupage est amené à dégrouper des répartiteurs de plus en plus petits, et donc à amortir des coûts fixes sur un nombre de plus en plus réduit de clients. Le coût par abonné du dégroupage croît donc fortement avec l'extension géographique du dégroupage.
Ainsi, l'extension de la couverture d'un opérateur par le dégroupage est de moins en moins rentable. Il existe probablement une limite structurelle à la rentabilité et, par voie de conséquence, à l'extension du dégroupage.
Au vu de ce qui précède, il apparaît que la couverture géographique du réseau DSL de France Télécom rend l'opérateur actuellement incontournable sur près de la moitié du territoire. En outre, cette infrastructure DSL apparaît, à l'horizon de l'analyse, difficilement duplicable par un opérateur alternatif ayant recours au dégroupage.
III-C-1-b. Recours aux offres d'accès large bande
livrées au niveau régional
Pour proposer des offres d'accès large bande livrées au niveau national, un opérateur alternatif ne disposant pas d'infrastructures en propre devra théoriquement déployer a minima un réseau de collecte à l'échelle nationale reliant au moins une vingtaine de points.
Ce déploiement se traduit essentiellement par du génie civil ou de la location de fibre. Le montant des investissements nécessaires à l'établissement d'un réseau national comme vu ci-dessus est supérieur à 200 millions d'euros. A la fin des années 1990, ont déployé un réseau de collecte nationale les opérateurs alternatifs qui disposaient d'un capital suffisant et ceux qui envisageaient de le rentabiliser avec la collecte des flux professionnels et voix. Seuls deux opérateurs ont à ce jour déployé un tel réseau.
Le niveau des investissements, ainsi que l'espace économique laissé entre les offres d'accès large bande livrées au niveau régional et les offres d'accès large bande livrées au niveau national pour la clientèle résidentielle, témoignent de l'existence de barrières structurelles élevées qui rendent improbable le déploiement d'un nouveau réseau alternatif de collecte nationale à l'horizon de l'analyse.
Par ailleurs, les offres d'accès large bande livrées au niveau régional n'ont été mises en place que très progressivement, en particulier pour ce qui concerne l'offre de livraison en mode ATM qui n'a évolué qu'au travers de plusieurs contentieux successifs. Cela explique que les opérateurs alternatifs n'atteignent pas, en dehors des zones dégroupées, un poids notable par rapport à celui du groupe France Télécom.
III-C-1-c. Conclusion
Afin de compléter la couverture DSL de la population obtenue grâce au dégroupage, les opérateurs alternatifs peuvent recourir, dans les zones de plus faible densité, aux offres d'accès large bande livrées au niveau régional pour construire leurs offres d'accès large bande livrées au niveau national.
Les opérateurs alternatifs ne recourent aux offres d'accès large bande livrées au niveau régional qu'en complément du dégroupage de la boucle locale. En effet, à supposer qu'un opérateur alternatif puisse consentir les investissements nécessaires pour déployer un réseau de collecte nationale, l'espace économique existant entre les offres d'accès large bande livrées au niveau régional et les offres d'accès large bande livrées au niveau national pour la clientèle résidentielle permettrait difficilement de les rentabiliser.
Par conséquent, le niveau des investissements nécessaires pour entrer sur le marché et les faibles perspectives de retour sur investissement impliquent qu'un opérateur alternatif désireux de proposer des offres sur le marché des offres de gros d'accès large bande livrées au niveau national soit confronté à des barrières élevées et non transitoires.
L'Autorité déduit de ce qui précède que France Télécom contrôle une infrastructure qu'il n'est pas facile de dupliquer.
III-C-2. L'intégration verticale de France Télécom
et l'existence d'économies d'échelle
France Télécom est présente sur l'ensemble de la chaîne de valeur du haut débit, à savoir les marchés de gros du dégroupage de la boucle locale, des offres d'accès large bande livrées aux niveaux régional et national, mais aussi les marchés de détail. Cette situation a été renforcée par la réintégration récente de la filiale Wanadoo au sein de la maison mère. Au niveau national, une part significative des accès large bande est produite par France Télécom pour être commercialisée par ses propres services ou filiales sur les marchés de détail.
S'il ressort traditionnellement de la jurisprudence des autorités de concurrence en matière de concentration (27) que la production interne ne doit pas être prise en compte dans la définition du marché pertinent, lequel doit être limité aux échanges effectifs sur le marché libre, cette production ne saurait cependant être ignorée lors de l'analyse concurrentielle, en particulier lorsqu'une entreprise offre des prestations à la fois pour répondre à ses propres besoins et pour satisfaire ceux d'entités économiques distinctes.
En effet, dans cette hypothèse, les prestations que l'entreprise se fournit à elle-même peuvent constituer un levier lui permettant d'exercer une pression concurrentielle sur les prix pratiqués sur le marché.
Ainsi, sans conclure à la nécessité de prendre en compte la production interne pour définir le marché et calculer la part de marché pour les biens et les services intermédiaires, la Commission précise dans ses lignes directrices du 13 octobre 2000 relatives aux restrictions verticales (28) que « la production interne, c'est-à-dire la fabrication par une entreprise d'un bien intermédiaire aux fins de sa propre production, peut revêtir une très grande importance dans une analyse de la concurrence en tant que contrainte concurrentielle ou en tant que facteur qui renforce la position d'une entreprise sur le marché ».
En l'espèce, la production d'accès haut débit étant régie par une économie de coûts fixes, le volume global d'accès, destinés au marché intermédiaire et au marché de détail, produits par un même opérateur, est une source d'économies d'échelle substantielles.
Par le biais de ces économies d'échelles, le volume d'accès produits par un opérateur pour être commercialisés en propre sur le marché de détail a un impact direct sur les coûts de production des accès large bande vendus par ce même opérateur sur le marché de gros.
Au regard de l'importance du nombre d'accès cédés en interne par rapport au nombre total d'accès produits sur les marchés du haut débit, cet effet apparaît comme particulièrement structurant sur le marché des offres de gros nationales. Ainsi, sur les accès large bande produits en France au 1er avril 2005, seuls environ 15 % étaient échangés sur le marché des offres de gros nationales, les autres étant commercialisés sur des marchés amonts ou avals.
L'Autorité considère que ces économies d'échelle confèrent aux opérateurs intégrés ayant une forte production interne, un avantage substantiel en termes de coûts par rapport à ceux de leurs concurrents qui ne sont pas intégrés ou dont la production interne est moins importante.
Cet élément caractéristique du positionnement d'un opérateur sur le marché des offres de gros livrées au niveau national n'est pas mesuré par le seul calcul des parts de marché portant sur les échanges constatés.
Etant donné que près de 80 % des accès large bande contrôlés par France Télécom au niveau national au 1er avril 2005 sont des accès qu'elle produit pour elle-même, la production interne liée à l'intégration verticale de France Télécom joue un rôle essentiel en permettant de diminuer les coûts de production des accès large bande vendus par France Télécom sur le marché de gros.
En outre, l'existence de débouchés captifs et à grande échelle permettrait à France Télécom, en l'absence de régulation ex ante, de se comporter dans une certaine mesure de façon indépendante de la demande exprimée par les opérateurs concurrents sur le marché de gros.
Enfin, en raison de son intégration verticale et de sa présence en amont du marché considéré, France Télécom est en mesure d'économiser les coûts de transaction que supportent en revanche les autres opérateurs qui s'appuient sur le dégroupage ou sur les offres d'accès large bande livrées au niveau régional pour produire des offres de gros d'accès large bande livrées au niveau national.
Dans ses observations susvisées, la Commission indique que « si les remèdes amont étaient déjà en vigueur, ces économies peuvent être contraintes dans une large mesure ». En effet, les marchés amont du dégroupage et des offres d'accès large bande livrées au niveau régional, font l'objet d'une régulation ex ante de l'Autorité (cf. décisions n° 2005-275, 2005-277, 2005-278 et 2005-280 en date du 19 mai 2005).
S'agissant de l'offre de dégroupage, tout d'abord, il apparaît que l'effet de la régulation est limité pour ce qui est de faire bénéficier les opérateurs d'économies d'échelles similaires à celles de France Télécom. En effet, l'offre de dégroupage a été créée pour que l'opérateur alternatif soit le plus indépendant possible de France Télécom : chaque opérateur présent sur cette offre doit consentir de lourds investissements pour installer ses propres équipements dans les sites de France Télécom, puis utilise son propre réseau de collecte.
Dans ce cas, les investissements qui peuvent être mutualisés avec France Télécom sont par nature réduits à l'utilisation de salles communes pour l'hébergement d'équipements DSL par exemple, les équipements étant, en revanche, spécifiques à chaque opérateur, ou à des développements de systèmes d'information communs pour la gestion des commandes.
L'économie d'un opérateur ayant recours au dégroupage est donc largement déterminée par sa propre taille :
- sur le segment de l'accès, avec la même offre de dégroupage, un opérateur maîtrisant 5 % des accès aura des coûts de production unitaire de 55 % plus élevés (29) qu'un opérateur détenant 15 % du marché, qui aura lui-même un coût de production unitaire 28 % (29) plus élevé qu'un opérateur détenant plus de 70 % des accès, ce qui est le cas de France Télécom ;
- sur le segment de la collecte, les mêmes économies d'échelle se produisent en s'amplifiant, du fait de l'asymétrie existant entre France Télécom et les opérateurs alternatifs sur les marchés du haut débit, mais également de la téléphonie et des liaisons louées. Le coût unitaire de collecte de France Télécom est donc inférieur d'un facteur cinq à dix à celui d'un opérateur alternatif.
Enfin, la régulation du marché des offres régionales vise, sur la zone de dégroupage et de son extension probable, à éviter que n'y soient pratiqués des tarifs d'éviction par rapport au marché du dégroupage. Dans ce cas, les tarifs de l'offre de gros tiennent compte des coûts d'un opérateur alternatif efficace faisant du dégroupage, bénéficiant d'effets d'échelle nécessairement plus réduits que ceux de France Télécom.
En conclusion, l'intégration verticale de France Télécom en amont et en aval du marché objet de la présente analyse ainsi que l'importance de sa production interne renforcent sa capacité à se comporter, en l'absence de régulation, indépendamment de ses clients et de ses concurrents sur le marché de gros.