Article (CONSEIL CONSTITUTIONNEL Saisine du Conseil constitutionnel en date du 27 mars 1997, présentée par plus de soixante députés, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, et visée dans la décision no 97-389 DC)
VII. - Sur l'article 13 de la loi déférée
Cet article modifie à plusieurs égards le régime de la « rétention administrative » prévu par l'article 35 bis de l'ordonnance du 2 novembre 1945.
En premier lieu, au cas où une première « rétention administrative » (pouvant aller jusqu'à dix jours) n'aurait pas permis de procéder à l'exécution d'une mesure de reconduite à la frontière, un nouveau placement en « rétention administrative » aux fins d'exécution de la même mesure pourrait intervenir sept jours après la fin de cette première période de « rétention ». Cette disposition vise à faire échec à la jurisprudence « M.
Rasmi » de la Cour de cassation (en date du 28 février 1996) interdisant qu'une même mesure d'éloignement puisse donner lieu à plus d'un placement en « rétention administrative ». Or cette jurisprudence s'était bornée à appliquer les principes fixés par le Conseil constitutionnel en matière de durée maximale de la « rétention administrative » (voir en particulier la décision no 93-325 DC du 13 août 1993, centième considérant ; il convient au reste de souligner que la durée maximale actuelle est identique à celle que le conseil a censurée le 13 août 1993, ce qui laisse déjà planer un doute sérieux sur sa constitutionnalité... et ne permet pas de douter qu'une tentative pour aller plus loin encore soit vouée à la censure).
A l'évidence, la disposition critiquée permettrait à l'autorité administrative et aux services de police de faire échec à ces principes en replaçant l'étranger en « rétention administrative » quelques jours après la fin de la première période de « rétention »... la durée totale de cette « rétention administrative à éclipses » échappant ainsi à toute limite.
Entaché dès lors à la fois de violation de la chose jugée par le Conseil constitutionnel et d'atteinte excessive à la liberté individuelle, le 1o de l'article 13 de la loi déférée appelle la censure.
En deuxième lieu, la durée de la phase de « rétention » décidée par le seul préfet (avant toute intervention de l'autorité judiciaire) passerait de vingt-quatre à quarante-huit heures. Or le Conseil constitutionnel a depuis longtemps décidé, s'agissant de « rétention administrative », que « la liberté individuelle ne peut être tenue pour sauvegardée que si le juge intervient dans le plus court délai possible » (décision no 79-109 DC du 9 janvier 1980, considérants 2 à 5 ; voir aussi les décisions no 86-216 DC du 3 septembre 1986, considérants 21 et 22, et 89-261 DC du 28 juillet 1989,
considérants 24 et 25). De même, il a censuré une loi ne permettant pas à l'autorité judiciaire d'intervenir « dans les meilleurs délais » en matière de maintien en « zone de transit » (décision no 92-307 DC du 25 février 1992, considérants 12 à 17).
Au regard de cette jurisprudence, un délai de quarante-huit heures précédant toute intervention de l'autorité judiciaire est-il constitutionnel ? Le conseil l'avait admis, dans un premier temps, en 1980 (décision no 79-109 DC précitée), mais il s'agissait alors de mesures qui ne pouvaient être prises qu'en cas de « nécessité absolue », et lorsque cette condition a été assouplie (par la loi du 24 août 1993) il n'a considéré que la liberté individuelle restait à cet égard constitutionnellement garantie qu'en raison du fait que la loi « confér[ait] à l'autorité judiciaire, lorsqu'un délai de vingt-quatre heures s'[était] écoulé, le soin de prononcer la prolongation du maintien en rétention » (décision no 93-325 DC du 13 août 1993,
quatre-vingt-seizième considérant). Ce « durcissement » de la jurisprudence ne fait que répondre à l'élargissement législatif des cas dans lesquels il peut être procédé à une « rétention administrative » et aligne dès lors très logiquement le régime temporel de celle-ci sur celui de la garde à vue, laquelle ne peut être prolongée au-delà de vingt-quatre heures sans décision de l'autorité judiciaire.
Dans ces conditions, l'allongement de vingt-quatre à quarante-huit heures de la durée pendant laquelle un étranger peut être placé en « rétention » sans intervention d'une autorité judiciaire prive ce dernier des garanties légales - équivalentes à celles de la personne placée en garde à vue - de la liberté individuelle qui lui est constitutionnellement reconnue.
Il en va d'autant plus ainsi que la loi déférée n'allonge pas « symétriquement » le délai de recours contre les arrêtés de reconduite à la frontière, délai qui reste de vingt-quatre heures. Or, contrairement à ce qu'a soutenu le Gouvernement au cours de la discussion parlementaire,
l'étranger n'est presque jamais en mesure d'entrer en contact avec un avocat tant qu'il n'a pas été présenté au juge judiciaire pour qu'il soit statué sur son maintien éventuel en « rétention ». Désormais, lors de cette présentation, il sera forclos pour contester la mesure de reconduite à la frontière devant la juridiction administrative. C'est dire que la loi déférée prive également cet étranger des garanties légales de l'exercice effectif du droit au recours, droit dont la valeur constitutionnelle est tout aussi certaine que celle de la liberté individuelle.
Le 2o de l'article 13 de la loi déférée est donc contraire à la Constitution.
En troisième lieu, l'article 13 de la loi déférée permet au procureur de la République de demander au premier président de la cour d'appel de donner, par dérogation au principe posé par l'article 32 ter, alinéa 13, de l'ordonnance du 2 novembre 1945, un effet suspensif à l'appel formé par lui-même ou par le préfet contre une décision judiciaire ordonnant la libération de l'étranger placé en « rétention administrative ». Le premier président de la cour d'appel statue sur cette demande sans débat contradictoire - contrairement à la règle qui s'applique en matière de « référé liberté » pour les personnes placées en détention provisoire - et par une ordonnance qui n'est ni motivée ni susceptible de recours.
Cette disposition vise sans aucun doute à faire échec à la jurisprudence « M. Onder » du 22 mai 1996 par laquelle la Cour de cassation a permis au juge judiciaire de sanctionner par une ordonnance de remise en liberté les atteintes à la liberté individuelle commises à l'occasion d'un placement en « rétention administrative » ; on sait que l'intervention de l'autorité judiciaire qui avait fait échec aux très nombreuses irrégularités commises à la suite de la « rafle » de l'église Saint-Bernard avait prodigieusement agacé le ministre de l'intérieur en août 1996.
Le simple fait que l'ordonnance par laquelle le premier président statue sur le caractère suspensif ou non de l'appel, c'est-à-dire sur le maintien en « rétention » d'une personne dont la libération a été ordonnée par une autorité judiciaire, soit prise sans débat contradictoire entache à lui seul le 4o de l'article 13 de la loi déférée de violation du principe constitutionnel des droits de la défense.
En outre, la disposition critiquée laisse aux étrangers concernés des garanties légales de leur liberté individuelle inférieures à celles qui sont reconnues aux personnes placées en détention provisoire, l'effet non suspensif de l'appel étant la règle en cette dernière matière... et restant le droit commun en matière de « rétention administrative ». Dès lors, cette disposition d'exception constitue une régression inconstitutionnelle desdites garanties légales que ne justifient ni une « urgence absolue » ni une « menace de particulière gravité pour l'ordre public » au sens de la jurisprudence du Conseil constitutionnel (voir en particulier la décision no 93-325 DC du 13 août 1993, centième considérant).
Enfin, il n'est pas sérieusement contestable que cette disposition porte une atteinte grave au droit de l'étranger au recours - l'efficacité de l'ordonnance de remise en liberté étant très fortement diminuée et l'appel formé par l'étranger contre une ordonnance de maintien en rétention restant quant à lui non suspensif - et au principe d'égalité des justiciables devant la loi, la variabilité du caractère suspensif du recours selon la partie qui fait appel n'étant pas compatible avec le respect de ce principe... alors surtout que c'est la privation de liberté qui ne peut être « suspendue » tandis que la remise en liberté pourrait l'être.
Dans ces conditions, le 4o de l'article 13 de la loi déférée ne saurait échapper à la censure.