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Article (CONSEIL CONSTITUTIONNEL Saisine du Conseil constitutionnel en date du 16 octobre 1996, présentée par plus de soixante sénateurs, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, et visée dans la décision no 96-383 DC)

Article (CONSEIL CONSTITUTIONNEL Saisine du Conseil constitutionnel en date du 16 octobre 1996, présentée par plus de soixante sénateurs, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, et visée dans la décision no 96-383 DC)

II. - Sur la portée du préambule de la Constitution

du 27 octobre 1946 pris en son huitième alinéa


Le huitième alinéa du préambule de 1946 dispose que : « Tout travailleur participe, par l'intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu'à la gestion des entreprises. » Invité à se prononcer sur la portée de cette prescription, le Conseil a certes estimé qu'il revient au législateur de déterminer, dans le respect des principes qui sont ainsi énoncés, les conditions de sa mise en oeuvre (CC 5 juillet 1977, précité). Au nombre de ces principes figure la question centrale de la qualité du représentant des travailleurs habilité à les engager. Question fondamentale qui à la fois concerne le rôle des organisations représentatives dans le cadre de la négociation collective et appelle la nécessaire indépendance du représentant-négociateur.
S'agissant en premier lieu du rôle des organisations représentatives, on rappellera que le Conseil constitutionnel a déjà admis que la loi réserve aux seules organisations représentatives la négociation collective dans l'entreprise (CC 19 et 20 juillet 1983, DC no 83-162).
Sans méconnaître la liberté personnelle du travailleur avec laquelle doit se concilier le rôle consacré des syndicats représentatifs intervenant dans la procédure de négociation collective, il n'en est pas moins certain que la place ainsi accordée à ces organisations participe du pacte fondateur de la démocratie sociale.
Certes, la liberté syndicale, dont celle de ne pas se syndiquer, et la liberté d'entreprendre constituent les pendants indispensables au pilier syndical du droit social. Mais toutefois, et ce depuis que la loi du 24 juin 1936 a conféré à la convention collective son efficacité normative et générale, la détermination des conditions de travail s'exerce bien de façon collective et, toujours selon le préambule de 1946, la participation des travailleurs suppose « l'intermédiaire de délégués ».
Modifier l'ordonnancement juridique applicable au contrat de travail exige que la procédure mise en oeuvre prenne en compte les garanties nécessaires à un processus décisionnel de portée normative. Un salarié isolé ne peut agir ainsi. Un travailleur non ou mal préparé à la négociation ne saurait y satisfaire.
D'où le rôle protecteur de l'intérêt du travailleur qu'acquiert l'organisation représentative.
Au cas présent, l'une des ambitions avouées du texte est de confier le pouvoir à des personnes travaillant dans des entreprises où il n'y a pas de représentation syndicale.
Le risque est ici de favoriser un éclatement du droit social, mettant à bas sa cohérence et son homogénéité.
En tout état de cause, admettre que le législateur peut, en matière de négociation collective, s'affranchir du rôle syndical ne l'exonère pas du respect des autres exigences constitutionnelles liées au Préambule de 1946.
Car, si l'on considère en second lieu l'exigence d'indépendance du représentant du travailleur, quel qu'il soit, l'absence de monopole syndical renforce paradoxalement les besoins de garantir les conditions d'intervention du négociateur « ad hoc ».
On remarquera d'abord que les termes employés par le huitième alinéa du Préambule, et notamment celui de « délégué », induisent l'existence d'un lien fort et particulier entre le négociateur et les travailleurs.
Autrement dit, au-delà même du monopole syndical, ce délégué doit être représentatif. Représentativité dont la traduction concrète dans le rapport de négociation, souvent rapport de forces, passe par une authentique et totale indépendance du délégué à l'égard de l'employeur.
Cette indépendance absolue du négociateur est ainsi illustrée en Allemagne, par une jurisprudence constante de la cour de Karlsruhe exigeant que les parties à la convention collective soient indépendantes de la partie adverse (BVERFG, 1er mars 1979, voir plus généralement : F. Kessler, « Le droit des conventions collectives en R.F.A. », Ed. Peter Lang, 1988, p. 260 et s.). Il faut donc un réel équilibre entre les parties.
De même le Conseil constitutionnel a-t-il clairement dit que la protection des représentants élus du personnel ou des responsables syndicaux, eu égard à l'exercice de leurs fonctions, était une exigence constitutionnelle (CC 20 juillet 1988, DC no 88-244, AJDA 12/88 p. 752, note P. Wachsmann).
Il est si vrai que l'indépendance du négociateur appelle une protection légitime et adaptée. Ces deux exigences sont intimement liées.
En l'espèce, l'exigence constitutionnelle d'indépendance du négociateur comprenant celle de sa protection est manifestement violée.
D'abord, en admettant qu'un accord de branche puisse confier à des élus du personnel, dans des entreprises sans présence syndicale, une aptitude à négocier et donc à engager tous les salariés, le texte querellé a manifestement méconnu l'exigence d'indépendance sus- évoquée.
Ensuite, le paragraphe III de cet article 6 renvoie les modalités de protection de ces salariés et les conditions d'exercice de leur mandat de négociation aux accords de branche, lesquels pourront prévoir des garanties équivalentes à celles définies par la loi.
Heureuse faculté. Mais ce n'est qu'une faculté là où s'impose une exigence constitutionnelle.
Il s'ensuit, par voie de conséquence, que le législateur en abandonnant aux partenaires sociaux la détermination des modalités de protection des négociateurs, méconnaissant ainsi le principe d'indépendance déduit du Préambule de 1946, a en outre entaché sa décision d'un vice d'incompétence négative. Bien plus, en permettant que les régimes de protection des négociateurs soient différents selon les entreprises, le législateur a encore méconnu le principe d'égalité devant la loi.
Confier aux partenaires sociaux, comme certains l'ont souhaité,
l'élaboration de leur propre régime de protection (cf. Sénat, rapport no 510, p. 70) en plus de l'évitement de la voie syndicale pour autoriser des dérogations au principe de faveur, peut passer pour une marque de souplesse. Ce peut-être aussi une brèche dans le socle des droits sociaux.
L'expérimentation d'un jour n'est pas toujours très éloignée de la régression du lendemain.
D'évidence, la rédaction de l'article 6 heurte trop de principes et d'exigences constitutionnelles pour ne pas encourir la censure.
Et ce n'est pas le rôle réservé au législateur par l'ultime paragraphe de l'article discuté qui apporte des garanties suffisantes.