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Article (Saisines du Conseil constitutionnel en date du 20 décembre 1995 et du 21 décembre 1995 présentées par plus de soixante députés et plus de soixante sénateurs, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, et visées dans la décision no 95-370 DC)

Article (Saisines du Conseil constitutionnel en date du 20 décembre 1995 et du 21 décembre 1995 présentées par plus de soixante députés et plus de soixante sénateurs, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, et visées dans la décision no 95-370 DC)

3. La non-constitutionnalité du 8o de l'article 1er


Rappelons à nouveau les termes de l'article 14 de la Déclaration de 1789 :
« Tous les citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d'en suivre l'emploi et d'en déterminer la quotité, l'assiette, le recouvrement et la durée. » C'est, dans un premier temps, de la nécessité qu'il est ici question. Or il en va de la nécessité de l'imposition comme de celle des nationalisations, et l'on doit considérer, reprenant la motivation de votre décision no 81-132 DC du 16 janvier 1982, que « l'appréciation portée par le législateur... (dans) la loi soumise à l'examen du Conseil constitutionnel ne saurait, en l'absence d'erreur manifeste, être récusée par celui-ci... ».
Certes, sous réserve d'autres règles ou principes de valeur constitutionnelle, notamment ceux résultant des articles 13 et 17 de la Déclaration de 1789, le législateur a pleine compétence pour créer les impositions de toutes natures et en déterminer l'assiette, le taux et les modalités de recouvrement.
Toutefois, l'article 14 précité l'oblige à n'exercer ce pouvoir qu'afin de répondre à une nécessité.
Certes encore, le législateur est seul juge de cette nécessité, il peut l'apprécier extensivement, mais toujours dans la limite ultime, que vous n'avez jamais manqué de rappeler, de l'erreur manifeste d'appréciation.
Or, précisément, relève ici de l'erreur manifeste l'appréciation qui juge nécessaire la création d'une imposition destinée, à hauteur de 44 p. 100 de son produit, à financer une dépense déjà couverte par une autre contribution. Est donc contraire à la Constitution la disposition qui a non seulement pour effet mais pour objet même de parvenir à ce résultat aberrant.
A cette robuste évidence, on ne manquera pas d'opposer toutes sortes d'objections, mais dont aucune ne saurait prévaloir.
a) Il sera affirmé, en premier lieu, qu'il n'existe aucun lien juridique entre l'augmentation de la C.S.G. et le remboursement de la dette constatée au 31 décembre 1993, que, au demeurant, ces deux décisions résultent de deux lois distinctes, des 22 juin et 22 juillet 1993.
Evidemment une telle assertion serait infondée.
Si la C.S.G. est une recette de nature fiscale - une imposition de toute nature au sens de l'article 34 de la Constitution, comme vous l'avez qualifiée dans votre décision no 90-285 DC - elle n'est pas pour autant une recette de l'Etat - comme vous l'avez également constaté dans la même décision - et n'obéit pas, de ce fait, au principe d'universalité budgétaire. Il s'agit au contraire des ressources d'un établissement public, directement affectées à celui-ci.
Aussi l'augmentation de la C.S.G n'était-elle pas destinée à abonder le budget de l'Etat mais à accroître le financement de la protection sociale,
formellement au profit de la C.N.A.F. à la date à laquelle cette augmentation a été promulguée.
Mais, à cette même date, le Gouvernement avait déjà fait connaître ses intentions.
On les trouvait très précisément énoncées à la page 401 du rapport (no 210) fait, au nom de la commission des finances de l'Assemblée nationale, par M.
Philippe Auberger sur le projet de loi de finances rectifictive. De la même manière, M. Michel Péricard, rapporteur pour avis au nom de la commission des affaires culturelles de la même assemblée, soulignait, à la page 64 de son rapport (no 207) : « Bien que les dispositions le prévoyant ne puissent,
pour des raisons juridiques, être déjà incluses dans le collectif budgétaire, le produit de l'augmentation de la C.S.G. sera affecté à un fonds de solidarité vieillesse qui devrait être formellement créé par un prochain projet de loi. » Enfin, M. Jean Arthuis, à l'époque rapporteur général de la commission des finances du Sénat, annonçait, à la page 200 du fascicule 2 de son rapport (no 329) sur le même projet de loi, la « création d'un fonds de solidarité et de sauvegarde de la protection sociale auquel sera notamment affecté le produit de l'augmentation de la contribution sociale généralisée et destiné... à apurer le passif du régime général » et il précisait, en note de bas de page, faisant allusion à ce qui allait devenir la loi du 22 juillet 1993 précitée, que : « un projet de loi en ce sens a été adopté en conseil des ministres le 2 juin 1993 ».
Dès lors que la nécessité de l'augmentation était ainsi motivée par celle de l'apurement du passif, ladite augmentation n'a pas été contestée à ce titre lorsque nous vous en avons saisis. Elle soulevait d'autres questions, mais pas celle de sa destination sur laquelle, quoi qu'on pût en penser par ailleurs, tous les éclaircissements indispensables avaient été apportés pour permettre au Parlement de « constater la nécessité de la contribution, de la consentir librement, d'en suivre l'emploi ».
En revanche, le Gouvernement n'aurait pu, sans méconnaître ces exigences de valeur constitutionnelle, inviter le Parlement à voter l'augmentation d'une ressource affectée tout en s'abstenant d'en démontrer la nécessité et la destination.
Dès lors, donc, qu'il ne s'agit pas de ressources de l'Etat relevant du principe d'universalité budgétaire, l'annonce de l'affectation n'est pas une simple information dont les parlementaires seraient redevables à la bénévolence du Gouvernement. Elle est une exigence juridique sans laquelle l'augmentation de la ressource n'aurait pu être votée dans des conditions conformes à l'article 14 de la Déclaration de 1789.
Est ainsi établi sans conteste le lien qui, en droit et à due concurrence,
lie l'augmentation de la C.S.G., opérée par la loi du 22 juin 1993 précitée au financement de la dette sociale constatée au 31 décembre de la même année, décidé par la loi du 22 juillet 1993 précitée. En conséquence, on ne peut prétendre aujourd'hui financer cette dernière une seconde fois sans entacher d'erreur manifeste l'appréciation de la nécessité du nouveau prélèvement rendu possible par le 8o de l'article 1er de la loi qui vous est déférée.
b) On ne manquera pas d'objecter, en second lieu, que la disposition incriminée n'autorise nullement un prélèvement nouveau destiné à financer ce qui l'est déjà, mais a pour effet, et pour objet explicite, de réaffecter aux dépenses à titre permanent du F.S.V. les ressources qu'il consacrait jusqu'ici à ses dépenses à titre exceptionnel. Ainsi, soulagé, grâce à la création du R.D.S., de la nécessité de poursuivre ses versements à l'Etat, la quote-part de l'augmentation de la C.S.G. qui était jusqu'à présent destinée à cela pourra être utilisée pour assurer une meilleure prise en charge d'avantages de vieillesse relevant de la solidarité nationale.
Mais on ne saurait non plus s'arrêter à une telle objection qui, au cas particulier, ne rendrait pas compte de la réalité de l'opération explicitement envisagée et autorisée.
Même en entrant, pour les besoins de la discussion, dans la logique soutenue par les auteurs de la loi, en effet, les indications données par eux sont contradictoires, ou controuvées.
En ce qui concerne le recentrage du F.S.V., on lit à la page 72 du rapport précité de M. Mandon que « il faut se féliciter que la création de la caisse d'amortissement de la dette sociale permette au F.S.V. de consacrer 8,5 milliards de francs supplémentaires au renforcement de ses interventions au bénéfice du régime général et des régimes de base alignés ».
Or, si le montant annuel des versements du F.S.V. est, comme on le sait, de 12,594 3 milliards de francs. Affranchi de la nécessité d'effectuer ces versements, c'est donc cette somme, et non celle de 8,5 milliards de francs, qu'il devra consacrer aux missions qui lui ont été confiées à titre permanent.
Soit il s'agit d'une erreur du rapporteur, soit l'évocation de ce montant,
s'il correspondait à une réalité, attesterait que le Parlement n'a pas été complètement informé sur les intentions réelles du Gouvernement,
contrairement aux exigences que vos décisions ont déduites des termes de l'article 38.
Dans l'un et l'autre cas, au demeurant, les parlementaires ont statué au vu d'indications erronées.
Même en prenant l'hypothèse la moins défavorable au texte, celle d'une erreur du rapporteur, la situation ne s'éclaire pas complètement pour autant.
Il a été indiqué que le F.S.V., outre le fait d'être déchargé des versements prévus, verra ses ressources fiscales abondées par un prélèvement nouveau,
celui visé au 4o de l'article 1er. Le produit de celui-ci, pour 1996, est estimé à 2,5 milliards de francs. De ce fait, dès 1996, le F.S.V. disposera de ressources supplémentaires à hauteur de 15,094 3 milliards de francs (12,594 3 + 2,5 milliards de francs).
Or l'unique utilisation prévue pour ces ressources est celle consistant à améliorer les conditions de prise en charge du coût de la validation des périodes non cotisées par les régimes concernés. La dépense qui résulte de cette mesure annoncée est évaluée à 11 milliards de francs. Et le rapporteur insiste par ailleurs sur le fait que « il est important de souligner que les ressources du F.S.V... ne seront pas affectées au financement d'une nouvelle prestation... » (rapport précité, p. 72).
La comparaison de ces données fait donc ressortir un excédent de recettes par rapport aux dépenses supérieur à 4 milliards de francs.
Non seulement le Parlement n'a reçu aucune indication relative à l'utilisation de ces sommes (et l'on sait pourtant que des montants sensiblement inférieurs ont donné lieu à des débats très âpres, au sein de la majorité elle-même, et à des amendements significatifs, à l'occasion de l'examen de la loi de finances pour 1996), mais encore ils ont été mis dans l'impossibilité, et pour cause, de constater la nécessité de la fraction de la contribution qui alimente cette ressource excédentaire du F.S.V.
Même s'il se limitait à ce niveau, 4 milliards de francs par an, resterait dirimant le grief précédemment articulé, relatif au double prélèvement de recettes dont l'une ne relève pas du principe de l'universalité budgétaire,
en vue de financer une dépense unique.
c) On ne manquera pas d'objecter, enfin, que cette double imposition est indispensable à la réalisation des objectifs que le Gouvernement a proposés au Parlement. Cela conduit à examiner les conditions de prise en charge de la dette globale. Or celles-ci aussi laissent pour le moins perplexe.
Le R.D.S. qui va être institué au 1er janvier 1996 le sera pour treize ans.
Son rendement annuel attendu est évalué à 25 milliards de francs. Son produit total peut alors être estimé à 325 milliards de francs.
Au regard de cette recette nouvelle, la C.A.D.S. devra financer, selon les indications données au Parlement, une dette sociale s'élevant à 250 milliards de francs.
La différence de 75 milliards de francs entre ces deux montants s'explique naturellement par la nécessité de payer les intérêts de la dette.
On doit cependant observer que, s'agissant de la dette de 110 milliards de francs antérieurement reprise par le F.S.V., le montant total de ses intérêts est précisément connu et s'élève à 67 milliards de francs. Sur ces 67 milliards de francs, 13,574 milliards de francs ont déjà été remboursés par les versements du F.S.V. à l'Etat en 1994 et 1995. Les intérêts restant dus sur cette fraction de la dette s'élèvent donc à 53,426 milliards de francs (67 - 13,574 milliards de francs).
En conséquence, une simple soustraction permet de constater que resteront disponibles 21,574 milliards de francs (75 - 53,426 milliards de francs) pour financer les intérêts attachés aux autres fractions de la dette globale. Il n'est que de citer ce chiffre pour mesurer la sous-évaluation considérable,
lorsqu'on le rapporte au montant de l'amortissement, 240 milliards de francs, à sa durée, treize ans, et même en admettant une négociation aux conditions les plus favorables.
Ainsi doit-on à nouveau souligner que le Parlement n'a pas disposé des informations nécessaires à sa décision dans les conditions de précisions que vous-mêmes avez déduites de l'article 38 de la Constitution.
C'est donc pour l'ensemble de ces raisons que vous censurerez les 7o et 8o de l'article 1er.
Au-delà, nous nous rallions par avance aux moyens et arguments dont vont vous saisir nos collègues sénateurs. La gravité et l'accumulation des griefs,
tenant à la procédure d'adoption de la loi, à sa portée, à son objet, et même à certaines de ses dispositions de fond, interdisent qu'elle puisse être déclarée conforme à la Constitution. Elle ne le sera donc pas.
Nous vous prions, Monsieur le Président, Madame et Messieurs les conseillers, de croire à l'expression de notre haute considération.
(Liste des signataires : voir décision no 95-370 DC.)

Paris, le 21 décembre 1995.