Article (CONSEIL CONSTITUTIONNEL Saisine du Conseil constitutionnel en date du 27 mars 1997, présentée par plus de soixante députés, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, et visée dans la décision no 97-389 DC)
B. - Sur le nouvel article 8-2 de l'ordonnance du 2 novembre 1945
Cette disposition permet, dans une zone de vingt kilomètres en deçà des frontières terrestres séparant la France d'un autre Etat partie à la convention de Schengen, aux officiers de police judiciaire de procéder à la « visite sommaire » de véhicules autres que les voitures particulières en vue de rechercher des infractions relatives à l'entrée et au séjour des étrangers en France.
Il résulte d'une jurisprudence récemment confirmée (décisions no 76-75 DC du 12 janvier 1977 et no 94-352 DC des 17-18 janvier 1995) que la « visite » d'un véhicule, fût-elle qualifiée de « sommaire » et ne concernât-elle que certaines catégories de véhicules, n'est constitutionnelle qu'à la condition d'avoir été autorisée par l'autorité judiciaire parce qu'elle relève de la police judiciaire et met en cause la liberté individuelle.
Or, la loi déférée ne subordonne ces « visites » qu'à la condition d'« instructions » du procureur de la République.
Premièrement, le terme d'« instructions » est trop imprécis pour constituer la garantie légale de la liberté individuelle requise par la jurisprudence précitée : ces instructions seront-elles données sous une forme générale et permanente (pour tous les cas dans lesquels le conducteur s'oppose à la fouille de son véhicule) ou devront-elles être sollicitées au cas par cas (et alors pourquoi ne pas avoir utilisé le terme d'« autorisation » seul conforme à la jurisprudence ?) Dans la première hypothèse, le parquet n'aura aucun moyen de maîtriser réellement la conduite des opérations de fouille des véhicules en cause. Et dans les deux hypothèses le procureur ne pourra ni contrôler la régularité des opérations de fouille ni décider d'y mettre fin.
Deuxièmement, et en tout état de cause, seule l'intervention d'un magistrat du siège pourrait sauver ici la loi déférée de l'inconstitutionnalité,
s'agissant de l'habilitation donnée à des officiers de police judiciaire de procéder à des mesures portant aussi incontestablement atteinte à la liberté individuelle. Alors que les plus hautes autorités de l'Etat viennent d'attirer l'attention sur la soumission du parquet au pouvoir politique, on ne saurait admettre que l'intervention (au demeurant floue et fugitive) d'un procureur aussi dépendant du Gouvernement suffise à protéger la liberté individuelle.
Troisièmement, alors que le conducteur du véhicule peut être « retenu » pendant plusieurs heures et que toute mesure de rétention « ne peut intervenir que dans des cas et sous des formes et conditions strictement définis par [le législateur], sous le contrôle du juge et dans le respect des droits de la défense » (décision no 93-325 DC du 13 août 1993,
quatre-vingt-dix-huitième considérant), la loi déférée ne définit ni la notion de « visite sommaire » ni les critères selon lesquels les policiers ou les gendarmes pourront choisir de procéder au contrôle de tel véhicule hors de toute enquête judiciaire particulière (se fieront-ils à l'apparence du conducteur ?) ; elle est dès lors entachée d'incompétence négative.
Quatrièmement, la loi déférée ne permet au conducteur du véhicule « retenu » ni de protester contre la mesure prise à son encontre devant l'autorité judiciaire ni de faire aviser une personne de son choix (comme le permet l'article 78-3 du code de procédure pénale en cas de contrôles d'identité).
Elle prive ainsi de garanties légales le principe constitutionnel des droits de la défense.
Cinquièmement, en étendant l'applicabilité de ces dispositions au département de la Guyane alors que les frontières terrestres de ce département ne sont nullement concernées par l'application de la convention de Schengen, le dernier alinéa de l'article déféré viole le principe constitutionnel d'égalité devant la loi. C'est en effet seulement en raison de la suppression des contrôles aux frontières décidée par cette convention que la mise en place de contrôles analogues a pu être jugée constitutionnelle (décision no 93-323 DC du 5 août 1993, quatorzième et quinzième considérants), alors que les contrôles frontaliers n'ont été en rien allégés en Guyane. Les conditions d'exercice de la liberté individuelle ne sauraient donc y être restreintes au même degré que là où les contrôles nouveaux viennent compenser l'ouverture des frontières.