Article (Saisines du Conseil constitutionnel en date du 20 décembre 1995 et du 21 décembre 1995 présentées par plus de soixante députés et plus de soixante sénateurs, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, et visées dans la décision no 95-370 DC)
II. - Sur la portée de l'habilitation
Le projet de loi d'habilitation, adopté au conseil des ministres du 22 novembre 1995 et déposé le lendemain sur le bureau de l'Assemblée nationale (no 2045), respectait à l'évidence les conditions posées par l'article 38 de la Constitution et précisées par votre jurisprudence.
Si large que fût le champ ouvert aux ordonnances, il est incontestable qu'étaient précisément définis la finalité des mesures que le Gouvernement se pose de prendre ainsi que leurs domaines d'intervention, ce qui permettait d'affirmer que le texte satisfaisait aux exigences qui résultent de votre décision no 86-207 DC des 25 et 26 juin 1986.
Aussi la loi, quelque jugement politique qu'on pût porter sur elle par ailleurs, ne semblait pas poser de problèmes concernant la mise en oeuvre de l'article 38 de la Constitution.
Seulement, il se trouve que la situation a très sensiblement évolué entre la date de dépôt du texte et celle de son adoption, sans que son contenu ait suivi une évolution corollaire.
En effet, le Premier ministre avait adressé à l'Assemblée nationale une déclaration de politique générale, le 15 novembre dernier, dans laquelle il lui avait fait part de ses intentions concernant la protection sociale et sur laquelle il avait engagé la responsabilité de son Gouvernement, conformément au premier alinéa de l'article 49 de la Constitution.
Et c'est dès la semaine suivante que fut déposé le projet de loi qui tendait à rendre possible la réalisation de ce plan par le recours aux ordonnances de l'article 38 de la Constitution.
Or on sait la force qu'a prise la réaction sociale à ces méthodes expéditives. Ce n'est pas ici le lieu d'en décrire l'ampleur et la portée,
l'une et l'autre exceptionnelles pourtant. En revanche, il importe d'en relever les effets.
Ceux-ci ont été tels qu'ils ont amené le Premier ministre à opérer des reculs successifs, aussi anarchiques que l'offensive avait été martiale. Ainsi est-ce par une suite de déclarations, faites tantôt au Parlement, tantôt à la télévision, que l'on a été plus ou moins éclairé sur les décisions immédiates et les intentions futures du Gouvernement.
Au nombre des changements intervenus, il y a lieu de mentionner la renonciation explicite (déclaration du 10 décembre sur France 2) à toute modification concernant les régimes spéciaux de retraite.
Or cette annonce, pour s'en tenir à cet exemple qui n'est pas le seul, n'a pas été intégrée à la rédaction du 1o de l'article 1er de la loi qui vous est déférée.
Se pose ainsi une question inédite à propos de l'article 38. On sait, car cela résulte de la Constitution elle-même, que le Gouvernement ne peut demander à recourir aux ordonnances que pour l'exécution de son programme. On sait également, depuis votre décision no 76-72 DC, que la notion de programme qui figure dans cet article est totalement indépendante de celle qui figure à l'article 49. On sait enfin que le pouvoir exécutif ne pourrait prendre des ordonnances dans des domaines autres que ceux visés par la loi d'habilitation et qui, justement, ont vocation à traduire le programme en question.
Ce qu'on ignore, en revanche - et c'est en cela que la question est inédite - c'est la réponse à la question de savoir si la loi d'habilitation peut autoriser le Gouvernement à prendre des ordonnances dans un domaine qui a cessé de faire partie de son programme.
Certes, le cas de figure est inusuel. Certes, on pourrait soutenir que la loi d'habilitation ouvre une possibilité mais ne crée aucune obligation, qu'il est toujours loisible au Gouvernement de renoncer à prendre une ordonnance et que, en l'espèce, il se bornerait à modifier au plus le régime général mais laisserait inchangés les régimes spéciaux.
Seulement, ici, le problème ne se pose pas en ces termes.
D'une part, il ne s'agit pas d'un programme, au sens de l'article 38, qui aurait évolué entre le moment où il est traduit par la loi d'habilitation et celui où il est mis en oeuvre. Il s'agit d'un programme qui a changé pendant le déroulement même de la procédure conduisant à l'adoption de la loi d'habilitation.
D'autre part, ce qui a changé une fois dans un sens peut à nouveau changer une autre fois et dans l'autre sens. Deux conséquences importantes en résultent, l'une sociale, l'autre politique.
La conséquence sociale tient au fait que le Premier ministre a affirmé qu'il renonçait à modifier les régimes spéciaux dans l'immédiat, et qu'il allait ouvrir des concertations, peut-être même des négociations, sur le sujet avec ceux qu'il concerne. Or ces concertations ou négociations changeraient radicalement de nature si le Gouvernement était en mesure d'exercer,
explicitement ou implicitement, la pression formidable que représenterait son droit acquis à recourir aux ordonnances, à tout moment jusqu'à l'expiration des quatre mois suivant la promulgation de la loi qui vous est déférée.
La conséquence politique tient au fait que les parlementaires ont pris, ou laissé prendre, une décision sur laquelle ils sont insuffisamment éclairés,
contrairement aux exigences posées par votre décision no 86-207 DC. En effet, il est aisé d'imaginer que certains d'entre eux - et peu importe ici leur nombre - aient été dans un premier temps convaincus par les arguments du Premier ministre, puis que, mesurant la force du mouvement de protestation,
ils aient considéré comme indispensable, par conviction ou simplement par crainte des conséquences, le retrait, la renonciation à la réforme immédiate des régimes spéciaux de retraite. Et c'est donc avec l'assurance que ce retrait était opéré qu'ils ont consenti à l'habilitation. Seulement ce retrait ne s'est pas traduit dans le texte.
Ainsi, d'une part, habilitation a été explicitement donnée sur des éléments ne faisant plus partie du programme du Gouvernement, ce qui est contraire au texte même de l'article 38, d'autre part, les circonstances de fait qui ont entouré cette adoption laissent planer des doutes sérieux sur la portée que le Parlement savait donner à son habilitation.
A ce double titre, déjà, la loi qui vous est déférée, et au moins le 1o de son article 1er, peut encourir votre censure.