Article (CONSEIL CONSTITUTIONNEL Saisine du Conseil constitutionnel en date du 28 décembre 1994, présentée par soixante députés, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, et visée dans la décision no 94-358 DC)
A. - Sur la nature non législative d'une part importante
de la loi déférée
La dégradation profonde et constante du contenu normatif des lois votées par le Parlement français ne constitue certes pas un phénomène nouveau ni à vrai dire surprenant. L'honnêteté oblige du reste à admettre que dans son principe il a affecté l'oeuvre de majorités parlementaires diverses, tant les nécessités de l'explication politique peuvent, renforcées qu'elles sont par les « lois » du spectacle médiatique, contaminer la production législative authentique.
Pour autant, il est des degrés dans cette dérive, dont une part est probablement inéluctable mais dont l'expansion sans freins menace désormais de priver de tout sens la fonction même du législateur telle que la Constitution l'a voulue et organisée.
Or, à l'évidence, la loi déférée marque de ce point de vue un palier décisif dans la dissolution par évanescence du pouvoir législatif: la très grande majorité de ses articles, on hésite à utiliser le terme de « dispositions », se résument soit à des « affichages » politiques qui ne pourraient décemment figurer que dans un exposé des motifs, soit à des « commandes » de rapports qui devraient être décidées au mieux par un conseil de cabinet afin que leur communication puisse éclairer le Parlement de la République avant qu'il n'examine un projet de loi, soit enfin à des « auto-injonctions » inconstitutionnelles voire absurdes, le législateur s'évertuant à annoncer qu'il légiférera plus tard et prétendant définir le domaine de la loi future que le constituant y a déjà pourvu.
Les exposants n'ignorent naturellement pas que la jurisprudence constitutionnelle a, en d'autres temps, considéré comme simplement inopérantes des « dispositions » par lesquelles le législateur avait cru pouvoir se lier lui-même (Conseil constitutionnel no 82-142 DC du 27 juillet 1982, Rec. page 52), mais, on l'a dit, on assiste aujourd'hui à un phénomène d'une tout autre ampleur, à un véritable détournement de procédure qui dénature gravement l'exercice même du pouvoir législatif.
Aux termes formels de la Constitution, la loi (ou plus généralement la décision parlementaire assimilable à une loi) ne peut que fixer des règles ou déterminer des principes fondamentaux (art. 11, 34, 66, 72 à 76) ou encore donner au Président de la République (art. 11, 35, 36, 38 et 53) ou au Gouvernement (art. 35, 36 et 47) les autorisations nécessaires pour ratifier un traité, entamer des hostilités, prolonger l'état de siège, prendre des ordonnances ou encore percevoir des impositions et dépenser des crédits.
Au stade de méconnaissance de ces règles constitutionnelles où en sont arrivés le Gouvernement et sa majorité parlementaire, un coup d'arrêt jurisprudentiel s'impose pour faire respecter la définition de la loi par son objet, dans l'intérêt même de l'institution parlementaire. Or, à la différence de la délimitation matérielle des domaines législatif et réglementaire (voir Conseil constitutionnel no 82-143 DC du 30 juillet 1982, Rec. page 57), le contrôle du respect de cette définition n'est l'objet d'aucune procédure de saisine du Conseil constitutionnel autre que celle de l'article 61 de la Constitution, ce qui rend indiscutable la recevabilité du moyen et situe du même coup l'enjeu du contrôle que les exposants souhaiteraient voir opérer en cette exemplaire espèce.